Apr 14
Le pari fou d’Irina Nicolau
Aoaltari, lu Salonlu di carti dit Balcanu (Paris, INALCO), alânci carte ali Irina Nicolau Haide bre! apriadusâ pi galiceascâ di Marianne Mesnil tu unâ nouâ editsie. Tu bitisitâ va s’aflatsi postfatsa alu N. Trifon.
Parmi les diverses tentatives de percer le « mystère » des Aroumains qui, depuis leur « découverte », n’ont eu de cesse d’intriguer les observateurs, la thèse d’Irina Nicolau qui fait d’eux les « caméléons des Balkans » en raison de la « luxuriante synonymie » des mots utilisés pour les désigner et de leur disposition et/ou aptitude à passer pour des Grecs, des Bulgares ou des Albanais occupe une place à part. Elle est provocatrice, puisque cette métaphore animalière n’est pas des plus avenantes et il faut un effort pour réaliser que le mimétisme peut procéder chez eux non seulement de la recherche d’un quelconque profit mais aussi d’un réflexe vital. Elle est stimulante aussi, parce qu’elle soulève des questions encore plus embarrassantes que celles auxquelles elle prétend répondre. Enfin, venant d’une ethnologue, elle est déconcertante. « L’ethnologue de nos jours est tenté de négliger une de ses tâches, celle de s’émerveiller. Moi je crois à la force cognitive de la stupeur », affirme-t-elle d’emblée tout en pointant plus loin : « Le moment où commence l’analyse, la stupeur s’affaiblit »[1]. Présentée en 1993 lors d’un colloque d’anthropologie à Bruxelles, cette thèse-manifeste faisait suite aux recherches personnelles entreprises entre 1983 et 1985. Née en 1946, Irina Nicolau travaillait en ce temps à la réorganisation des archives de l’ancien Institut d’ethnographie et folklore. Les résultats des enquêtes de terrain dans la Dobroudja et de la documentation accumulée au milieu des années 1980, la décennie noire marquée par les privations de toutes sortes et la mégalomanie de Ceauşescu, ne seront publiés que plus tard, en 2001, seulement partiellement et sans l’intervention directe de leur auteure, décédée un an après sa parution[2].
« Les Aroumains étaient devenus pour moi une obsession. Je les voyais partout. Je ne voyais qu’eux. Je ne parlais que d’eux. (…) Et, toi lecteur, saurais-tu admettre que, de tout ce que j’ai pu vivre, ne résulte qu’une banque de données ethnographiques ? Pas moi. En cherchant à expliquer mon échec, je ne trouve qu’une réponse : je passais par une crise identitaire que je n’assumais pas. J’écrivais pour en sortir, pas pour écrire », notait-elle en 1997 quand paraît dans la revue Secolul XX la première ébauche du livre qui sortira en 2000 et dont Marianne Mesnil assurera la traduction française parue en en 2003. « Ils [les Aroumains] m’ont déçus et il en va de même pour le texte qui en a résulté : indigeste, borné, niais. J’insiste sur la déception ! », précisait-elle par la même occasion[3]. Dans sa forme finale, son livre n’est donc pas un traité scientifique, et, sans jouer sur les mots, je dirais qu’il est plus que cela. Autant donc s’en tenir au sous-titre annoncé : « incursion subjective dans le monde des Aroumains »[4]. Mais, avant d’entrer dans le monde revisité par Irina Nicolau, voici quelques repères pour mieux cerner les Aroumains tels qu’ils se donnent à voir indépendamment du mystère qu’ils puissent alimenter chez ceux qui les observent.
Attestés par les chroniqueurs byzantins depuis la fin du Xe siècle dans les environs des contrées montagneuses du Pinde où ils fonderont plus tard leurs villages et bourgs haut perchés, les Aroumains se particularisent, surtout dans un premier temps, par leur mobilité puis par le fait de parler une langue romane dont la formation remontait au temps de l’administration romaine. Leur profil socio-professionnel constituera l’autre point sur lequel ils se particulariseront ultérieurement : éleveurs pratiquant jusqu’à une date récente, pour certains, le semi-nomadisme pastoral, tandis qu’à l’époque ottomane ils seront aussi transporteurs, artisans et commerçants mais très rarement paysans liés au travail de la terre. Eux qui avaient évolué tout au long de leur histoire au carrefour des mondes grec, slave et albanais ne rencontreront les Roumains que dans la deuxième moitié du XIXe siècle et encore dans des conditions particulières. Relativement peu nombreux et surtout très dispersés, les Aroumains pouvaient difficilement se lancer dans la compétition nationale qui faisait rage depuis le milieu du XIXe siècle. Réfractaires à la grécisation par le biais de l’Eglise grecque puis de l’hellénisme, processus déjà bien entamé, ou désireux de cultiver leur propre personnalité collective, certains d’entre eux vont s’appuyer sur le jeune Etat roumain qui ouvrira des écoles en Turquie d’Europe et obtiendra par exemple la reconnaissance d’un milet olah [nation valaque]. La parenté sur le plan linguistique est le principal argument qui scelle cette alliance, hypothéquée cependant par deux aspects trop souvent passés sous silence. Dans les faits, il n’y a pas d’intercompréhension entre les locuteurs du roumain et de l’aroumain et, surtout, ces derniers ont évolué dans une aire de civilisation distincte à bien des égards de l’espace nord-danubien roumain.
En 1913, les Aroumains disparaissent de la nomenclature des Etats nations de la région, avec l’accord de fait de l’Etat roumain qui avait accueilli à Bucarest la conférence de paix mettant fin aux guerres balkaniques. Ses objectifs en matière de politique étrangère venaient de changer. Pendant l’entre-deux-guerres, aux Aroumains installés de longue date en Roumanie vont s’ajouter ceux qui participeront à la colonisation de la Dobroudja du Sud. Tout au long de cette période, il a souvent été question de l’abandon des Aroumains à leur sort dans les Balkans, sans que cela change quoi que ce soit dans les faits. Dans le même temps, on a beaucoup écrit sur eux et eux-mêmes ont été très présents dans la vie culturelle et politique confirmant ainsi leur réputation d’être « plus roumains que les Roumains ». Longtemps mise en stand by, la « question aroumaine » deviendra taboue après l’instauration du régime communiste, ce qui n’empêchera pas la parution de travaux pertinents concernant leur langue et leur histoire… Avec la chute de ce régime, on assiste parmi les Aroumains à une nouvelle dynamique, affirmative et désormais décomplexée, dont Irina Nicolau sera un des vecteurs à travers ce livre, mais pas seulement. En effet, elle a participé activement avec le peintre Horia Bernea à la mise en place du Musée du paysan roumain, institution prestigieuse qui accueillera de nombreux événements consacrés aux Aroumains, souvent avec leur participation directe. Récemment encore, en 2018, une exposition itinérante sur leur patrimoine fut présentée en Roumanie, Bulgarie et Macédoine du Nord dans le cadre du programme « Cu tenda » [Avec la tente] coordonné par Lila Passima.
Irina Nicolau n’était pas dupe de la tendance à rapprocher artificiellement les Aroumains des Roumains à l’œuvre dans l’imposante bibliographie disponible en roumain sur les Aroumains. Alexandru Gica, l’éditeur de sa « banque de données ethnographiques », le rappelle à juste titre lorsqu’il cite ce passage :
« La plupart des travaux consacrés à la culture aroumaine ont été affectés par des préjugés extra-scientifiques et pseudo-scientifiques qui ont détourné la recherche des problèmes réels. Si ceux qui l’ont étudié s’étaient limités à regarder et à consigner ce qu’ils voyaient, l’image qui en serait ressortie aurait été beaucoup plus vraie. Ils l’ont regardée, scrutée, avec les yeux de celui qui cherche quelque chose. Ce qu’ils cherchaient, c’étaient les ressemblances avec la culture daco-roumaine. »[5]
Pourtant, dans son livre, elle ne fait pas appel aux catégories de l’ethnologie moderne auxquelles elle avait eu recours précédemment. L’urgence est ailleurs, pour elle, et pour ceux auxquels elle semble s’adresser en particulier. Mis bout à bout, les faits et gestes plus ou moins héroïques rapportés, les historiettes exemplaires racontées, les croyances et les coutumes parfois étranges décrits finissent par constituer un corpus dans lequel tout un chacun peut puiser et se l’approprier à son tour. Ce faisant, elle entend faire part de son émerveillement et le transmettre. A qui ? A tous ceux qui veulent bien l’écouter, mais encore… Elle le suggère quand elle écrit :
« En 1984, je me suis rendue au bal annuel des étudiants aroumains organisé à l’hôtel Parc. J’ai pu voir comment plus de deux cents jeunes hommes et jeunes filles se sont comportés toute la soirée sans s’enivrer. Ils avaient la beauté des êtres dont l’âme n’est pas abîmée. A cet instant, j’aurais voulu avoir un pays sous la main pour le leur offrir. »
Tant pis pour ceux qui ne veulent pas se prendre au jeu et lui reprocheraient de mélanger histoire et fiction, détail érudit et anecdote terre à terre. D’aucuns ne manqueront de lui rappeler, parfois à juste titre, que telle ou telle coutume ou historiette circule aussi parmi les Albanais, les Turcs ou les Grecs. Or c’est justement là que réside peut-être la raison de la prédisposition des Aroumains à passer dans certaines situations pour des Grecs ou des Albanais alors qu’il est quasiment exclu qu’un Albanais se considère grec, qu’un Grec se présente comme albanais ou que l’un et l’autre se revendiquent comme aroumains. Ces derniers se considèrent et se disent tels non seulement parce qu’ils parlent une langue que les autres ne comprennent pas, mais aussi, et surtout, en raison de l’attachement qu’ils manifestent pour ce fond commun balkanique souvent refoulé par leurs voisins.
Forcément mouvant et en recomposition permanente, ce fond commun balkanique se révèle particulièrement fragile quand la part de l’oralité dans sa transmission décroit, un peu de la même façon que les « petites » langues ne doivent parfois leur survie qu’aux enregistrements destinés à valider les diplômes des étudiants ou à justifier le travail des chercheurs. Ceci peut expliquer l’empressement d’Irina Nicolau à faire partager le trésor qu’elle a ramassé en choisissant la mise en forme qui lui est apparue comme étant la plus appropriée.
Les ouvertures des années 1990, période dont Irina Nicolau fut une véritable icône, pour des raisons qui dépassent d’ailleurs largement son incursion dans le monde aroumain, appartiennent pour la plupart au passé. Dans un sens, cette période fait office d’exception. Pour s’en rendre compte, il suffit de voir avec quel aplomb et dans quel climat d’unanimité les diplomates roumains, secondés par les patriotes de l’Académie roumaine, se sont empressés dernièrement de renouer avec la politique étrangère d’avant 1913 en faisant feu de tout bois autour des minorités « roumaines » dans les pays balkaniques où vivent des Aroumains. Pendant ce temps, les Aroumains qui vivent en Roumanie et entendent cultiver leur différence, à commencer par leur langue, se voient refuser les relais indispensables à ce dessin sous prétexte qu’ils ne peuvent être que Roumains[6]. Très prisé parmi certains d’entre eux, ce petit livre d’Irina Nicolau reste en revanche toujours là pour les encourager à persévérer. De ce point de vue, le pari, assez fou au départ, de celle qui écrivait : « L’ethnologue est un voyageur aux semelles de miroir qui rêve à un pays de nulle part qui existerait quelque part »[7] s’est révélé gagnant…
Nicolas Trifon
Paris, mars 2019
[1] « Les caméléons des Balkans » dans En/quête d’identité, Civilisations, XLII, n° 2, 1993, pp. 175-178.
[2] L’ouvrage a été publié par la Societatea culturală aromână sous le titre Aromânii, credinţe şi obiceiuri [Les Aroumains, croyances et coutumes].
[3] « Haide, bre ! » dans Balcanismul, Secolul XX, n° 7-8-9, 1993, p. 114.
[4] L’auteur de la chronique consacrée à la première édition du livre ne semble pas en avoir tenu compte : Gilles de Rapper, « Nicolau (Irina), Vagabondage dans les Balkans. Une incursion subjective au pays des Aroumains », Balkanologie [En ligne], Vol. VIII, n° 1 | juin 2004, mis en ligne le 21 janvier 2010, consulté le 22 mars 2019. URL : http://journals.openedition.org/balkanologie/2078.
[5] Aromânii, credinţe…, op. cit., p. 4.
[6] Bien qu’elle ait voté, comme la plupart des délégations des Etats de la région, la Recommandation 1333/1997 du Conseil de l’Europe concernant la protection de la langue et de la culture aroumaines, la Roumanie a refusé de prendre les mesures requises, notamment sur le plan scolaire, estimant que les Aroumains font partie du peuple roumain et qu’ils parlent un dialecte. Les tentatives de créer des minorités nationales roumaines en Macédoine du Nord et en Albanie, où les Aroumains sont déjà reconnus comme tels depuis 1991 et 2018, ont fait jusqu’à présent long feu.
[7] Mesnil, M. et Nicolau, I., Catalogue-objet de l’exposition Roumanie en miroir, mémoires de tiroir (Treignes, Belgique, Centre de l’Environnement de l’U.L.B.). Bucarest, Muzeul Ţăranului Român, 1997.