Nov 15
Brève relation d’un voyage en pays aroumain (4) – Nimpheo (Nevesca) et sa « nouvelle cuisine aroumaine »
Platamonas, lundi 13 et mardi 14 juillet. Après avoir traversé la frontière grecque, nous nous dirigeons vers Platamonas, au sud de Thessalonique, au pied du mont Olympe, récupérer Stamatis Beis. Ensemble nous retournerons en République de Macédoine, mais de l’autre côté du pays, dans la région de Bitola. A Platamonas, et en général en bord de mer, les autochtones se perdent un peu parmi les touristes serbes, ukrainiens, macédoniens et même grecs, ces derniers étant apparemment souvent plus fortunés que les autres. On ne voit pas la crise.
Cependant, à regarder plus attentivement les arrière-boutiques, à écouter les gens qui travaillent sur place avec lesquels s’entretient Stamatis pour s’enquérir des dernières nouvelles portant sur les négociations en cours à Bruxelles on devine une certaine nervosité, bien contenue. A peine une semaine venait de s’écouler après le succès retentissant du Non au référendum au moment où nous nous y trouvions, et Tsipras faisait une nouvelle volte-face en s’alignant sur les demandes des créditeurs. Stamatis a voté To Potami, pour l’Europe. J’apprends par lui que plusieurs amis communs du Kemo, (le centre qui regroupe les chercheurs en matière de langues minoritaire), font partie de Syriza et viennent d’être promus à des postes de responsabilité, ce qui ne les empêchent d’être sur des positions proeuropéennes. Pour ma part, je ne peux pas m’empêcher de regarder les choses aussi à l’échelle des Balkans et de me dire que, si par le passé l’Union européenne a pu être une chance pour la Grèce, partiellement ratée en fin de compte, certes, il n’en ira pas de même forcément pour les autres pays de la région qui ont récemment rejoint l’Union ou veulent le faire. Autrement dit, en matière de pouvoir d’achat, s’il n’y a pas d’amélioration spectaculaire à attendre dans ces pays, l’alignement progressif par le bas de la Grèce est tout à fait envisageable.
En route vers la RM, je me rappelle d’un jeu de mots que Stamatis venait de me rapporter à propos de l’éphémère Principauté du Pinde mise en place par Alcibiade Diamandi en 1941 sous la protection des occupants italiens alors que la Grèce est envahie : Athina vomvardisheashte, Sãmãrina protevuisiashte (Athènes est bombardée, Samarina capitale !) Autrement dit, le monde à l’envers : Athènes ne pouvait pas être bombardée en raison du respect des nazis, comme des alliés, pour ses monuments, tandis que Samarina, commune du Pinde située à 1600 m d’altitude dont était originaire Diamandi ne pouvait pas être une capitale. Décidément, le comportement des Aroumains en Grèce a été souvent tout aussi controversé que celui de leurs compatriotes. La prochaine étape de notre périple va m’apporter la confirmation d’une évidence qui mérite toujours d’être rappelée.
De Mihas effendi Thirlis à Yannis Boutaris
A Nimpheo (en ar. Niveasta puis Nevesca), située à 1350 m, où nous grimpons à travers une route en serpentines dans une région très boisée, sans rencontrer d’autres hameaux ou villages, nous aurons un exemple éloquent de ce comportement contradictoire et des bonnes et surtout mauvaises surprises qui attendent ceux qui ont tendance à envisager les Aroumains comme constituant un tout. La lecture des trois plaques apposées sur l’imposante église située au centre de la commune est sur ce point instructive.
La première remonte à 1867 :
« Cette église sacrée dédiée au nom du saint père saint Nicolas, évêque de Myra en Lycie, a été construite à partir de ses fondements par Mihas Tsirlis, son épouse Zoe et par ses frères à la memoire des leurs parents et des tous ceux qui ont contribué à son édification, originaires du bourg de Nevesca, au temps de l’évêque de Kastoria Nikiphoros, en 1867. »
Les deux autres ont été posées en 2002 :
« Monument à la gloire de ceux qui sont tombés pour leur foi et leur patrie les 29 et 30 août 1945. »
La deuxième est plus explicite :
« Cette eglise sacrée dédiée à saint Nicolas a été construite pendant la foundation de Nimpheo en 1385 et reconstruite de nouveau en 1867 par Mihas Tsirlis. Elle a été brûlée par les partisans en 1947 devenant ainsi l’autel de l’holocauste de ses défenseurs. En 1951 elle a été construite par l’Association des rédacteurs (journalistes) d’Athènes sous l’initiative de Nikolaos Mertzos. Grâce au Dieu, le grand mécène Nikolaos Sossidis, homme patriote, l’a restaurée depuis ses fondements et l’a dédiée a l’aube du troisième millénaire après J.-C. à la mémoire éternelle de l’hellénisme vlachophone et à ceux qui sont tombés pour la patrie pendant la période de l’évêque de Kastoria Seraphim. L’archévêque d’Athènes et de toute la Grèce Christodoulos l’a inaugurée le 25 août 2002. »
Président de la Société d’études macédoniennes, le journaliste Nikolaos Mertzos se présente lui-même comme vlachos dans ses contributions très engagés en matière de patriotisme hellène dans le quotidien Kathimerini [1]. Cependant, les travaux de restauration de la commune, de la plupart des maisons et de la voirie, sont dus aux descendants d’une autre famille issue de Nimpheo, les Boutaris, apparentée à celle de Mihas effendi Thirlis, celui qui avait financé les travaux de 1867. De retour d’Egypte où il avait fait fortune dans le coton, en 1864, il aurait ramené dans ses bagages 60 000 pièces en or.
La réhabilitation moyennant notamment des capitaux privés provenant de la famille Boutaris de ce « village métropolitain » bâti par des artisans et des marchands fortunés aroumains aux XVIIIe et XIXe siècles constitue une réussite assez unique, si nous laissons de côté un bourg comme Metsovo (Aminciu) qui doit sa prospérité de ces vingt dernières années à l’intervention de la Fondation Tositsa. Le trajet de la famille Boutaris – arrivée à Nimpheo de Kruševo, aujourd’hui en République de Macédoine, au XIXe siècle – est bien différent : à la tête de la compagnie Boutari, située à Naussa, Yannis Boutaris est le très moderne maire de la très conservatrice ville de Thessalonique depuis 2012, lorsqu’il a été élu en indépendant, avec le soutien du Pasok). Nimpheo compte aujourd’hui plusieurs luxueux établissements hôteliers, de nombreuses maisons restaurées à l’ancienne, de vraies villas, plusieurs restaurants dont un propose des plats sophistiqués issus de la « nouvelle cuisine » aroumaine, mais seulement, en tout et pour tout, une cinquantaine d’habitants toute l’année, contre 3 500 à la fin du XIXe siècle (1895).
Notre interlocutrice sur place, une dame âgée qui tenait une boutique de souvenirs plus ou moins locaux, nous a bien fait comprendre qu’elle et les autres résidents permanents se sentaient assez seuls depuis quelques années malgré l’essor spectaculaire du bourg. Nous lui avons acheté une babiole, puis une seconde, puis elle nous a donné une troisième et encore une quatrième, puis elle a baissé le prix des deux premières, tout cela pendant qu’elle nous racontait la situation à Nimpheo. A 13 heures pile elle a fermé la boutique pour aller manger chez elle. On dit que les Aroumains sont avares, peut-être, mais alors la plupart de ceux que nous avons croisés étaient de sacrées exceptions.
Sans doute, les travaux de restauration entrepris, y compris la voirie avec des ruelles pavées à l’ancienne, ont transformé une commune en voie d’extinction en un centre touristique permettant de se faire une idée du temps jadis, mais, dans l’absence d’une vie locale, y compris sur le plan culturel, pour ce qui est des chants et des danses, le résultat est quelque peu artificiel. Un mois plus tard, à Bucarest, Florentina Costa, fine connaisseuse de la Grèce, où elle se rend souvent pour chanter, notamment en compagnie de Maneka, le « barde » de la chanson aroumaine, a attiré mon attention sur le fait que, pour les toits, on a trop souvent préféré la tôle moderne aux ardoises traditionnelles (en ar. ploci). Elle devait avoir raison, en partie tout au moins, puisque Stamatis nous a montré une ou deux maisons dont le toit allongé, en tôle justement, de couleur verte, avaient été construit dans un style architectural suédois, parce que leurs propriétaires avaient fait fortune en Suède au XIXe siècle.
Autre « curiosité » de Nimpheo : certaines indications publiques étaient rédigées en aroumain, ce que l’on ne voit nulle part ailleurs en Grèce, et, de surcroît, chose exceptionnelle dans le contexte grec, en caractères latins. Le manoir du magnat Tsirlis, une des attractions touristiques de la commune, récemment restauré, a été appelé « La soare » [face au soleil].
A dix-sept km se trouvait Florina, mais on ne l’a pas traversée puisque nous avons pris la direction du point de frontière, en empruntant un itinéraire très tortueux conçu vraisemblablement en sorte de dissuader le voyageur de se rendre en République de Macédoine. Ceci n’empêchait pas les locaux des deux côtés de circuler, nombre d’habitants de Florina étant slavophones. On arrive à Trnovo (900 m), au XIXe siècle encore une des communes aroumaines situées dans les alentours de Bitola, on dort à l’hôtel Sumski Feneri, un établissement très confortable et décoré avec beaucoup de goût, au pied du Parc national Pelister, adresse dénichée par Stamatis dans un guide de voyage anglais qui précisait que le patron était vlasi. Nous l’avons assez vite repéré, au fond de la salle, loin de la terrasse du restaurant très animée. Il était originaire de Malovište (ar. Malovishta, Muluvishti), et son hôtel il l’a construit au fur et à mesure à partir d’un petit restaurant acheté il y a longtemps. Lorsqu’on l’a félicité pour l’aménagement très élégant de son établissement et le confort des habitations, il s’est empressé de nous dire qu’il n’a pas eu recours à un architecte, c’est son fils qui s’est chargé des plans et de la décoration intérieure. Avec ce dernier nous n’avons pas pu nous entretenir trop longtemps, il ne parle plus l’aroumain.
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Article également publié dans Le Courrier des Balkans.