Apr 26
Mulovishte
C’est le nom d’une ancienne cité, bâtie en altitude, en Macédoine occidentale. Au début du siècle dernier, on y comptait huit cents maisons de pierre, aujourd’hui réduites pour la plupart à l’état de ruines. Les vergers à l’abandon sont pleins de fruits, quelques fenêtres fleuries indiquent la présence d’habitants dans certaines maisons, les chiens restent couchés en travers des ruelles, silencieux, indifférents, se laissant presque enjamber sans broncher. Rien de lugubre ou de tragique toutefois dans ces ruines paisibles, campement abandonné à l’aube par la caravane, avec ses foyers mal éteints, mais une certaine mélancolie pénétrante, pour qui du moins connaît l’histoire de cette région qui fut, autour de sa capitale Monastiri (Bitola) un haut lieu de culture et d’activité commerciale, jusqu’à la Grande Guerre. Le voyageur [il s’agit ici de Theodoros Angelopoulos, un cinéaste grec qui a consacré un film aux frères Manakis, intitulé : le Regard d’Ulysse – 1995] sent bien qu’une catastrophe est survenue là, dont ces ruines, à l’instar de celles de Volney, tout aussi romantiques, mais plus mystérieuses, dans leur apparente familiarité de vieille civilisation européenne, témoignent.
Quand ? Comment ? à cause de qui ? On ne peut certes ici mettre en cause les Turcs, nous ne sommes pas à Chios ni en Cilicie, la Macédoine aura même été, en tout cas jusqu’à 1903, et même après, jusqu’au début des années 20, un bel exemple de coexistence confessionnelle, si l’on excepte toutefois l’activisme des Comitadjis, organisés dans le parti VMRO. Le peuple romano-macédonien se sera signalé, au rebours des autres nations chrétiennes des Balkans ou d’Anatolie, par sa loyauté à l’égard de la Porte.
Comment ? non pas par la violence des massacres et des déportations, mais, plus sournoisement, par la perte du dynamisme démographique, par l’abandon des demeures ancestrales, du mode de vie pastoral, et de ses alternances saisonnières : l’été les villes étaient peuplées de femmes et d’enfants, car les hommes étaient dans la montagne avec les troupeaux ; lorsque les périodes d’estive en altitude ont été raccourcies, et les troupeaux diminués, la vie devint semblable à ce qu’elle est partout ailleurs, et la langue, portée par les femmes unilingues, se perd, devant la nécessité de pratiquer, dans tous les actes de la vie sociale, la langue véhiculaire du pays.
Parcourant les ruelles désertes et silencieuses – étrange atmosphère que celle d’un bourg de montagne où l’on n’entend pas les chiens aboyer, ni le bêlement des ovins – il se répétait à mi-voix ces vers d’un poète natif de cette cité, Constantin Colimitra, mort nonagénaire à Bridgeport (Connecticut) au début de ce siècle :
(…) Elles sont désertées, les vallées du Pinde,
On n’y voit plus de bergers, ni d’enclos, ni de brebis ni de joueurs de flûte…
Aucun gendarme ne passe à cheval
Ni de commerçant avec sa caravane,
On n’entend plus de chants, comme ceux
Dont les montagnes, les forêts et le lit des torrents se faisaient l’écho.
(…) Les agneaux n’y folâtrent plus, ni les chevreaux…
Quel grand crime !
A vrai dire le mot (grec) de catastrophe – et ses traductions diverses en arménien, en hébreu, en syriaque – ne convient pas tout à fait à ce phénomène de retrait progressif, ou d’effacement, dont le pays « romano-macédonien » est le théâtre, depuis 1881, s’il faut donner un repère précis : date à laquelle les Aroumains, suite à la guerre russo-turque, virent leur territoire divisé par des frontières délimitant de nouveaux Etats, dits Etats-nations, en fait des constructions artificielles censées organiser, encadrer, promouvoir des « nations », elles-mêmes définies par la langue et la religion.
Singulière fortune d’une idée-force ! celle précisément de l’Etat-Nation, issue toute armée, et casquée, telle Athéna de la tête de son Père, de la Révolution française (et/ou de l’américaine, qui l’avait précédée de quinze ans). Idée neuve, comme le bonheur en Europe, en rupture avec le vieux principe de légitimité, auquel il est fait reproche – de façon injuste sans aucun doute – d’avoir légitimé, outre le pouvoir de dynasties familiales capables du meilleur comme du pire, la misère abjecte du plus grand nombre, la soumission aux Eglises, le fantasme d’un au-delà réparateur, mais illusoire… Désormais l’on allait remettre l’humanité sur ses pieds, prendre la mesure du monde réel, faire confiance à l’intelligence collective – « nationale » — pour la gestion des affaires publiques ; mais c’est aussi l’idée que le « souverain », cette entité collective imaginée par Rousseau, ne peut véritablement agir que s’il s’incarne dans un homme réel et concret, Bonaparte par exemple, retour d’Egypte : « Le monde stupéfait découvrait que César et Alexandre avaient trouvé un successeur. » (Stendhal). Tous les Européens, sauf les Anglais, sont fascinés par le nouvel « Esprit du monde », qui passe à cheval sous le balcon de Hegel à Iéna, et les Aroumains, avec les Grecs, sont particulièrement sensibles à cette filiation alexandrine ; aussi bien son bicorne évoque-t-il les cornes du bélier d’Ammon, revêtues par le Macédonien lors de sa visite au temple d’Ammon à Siwa … L’epanastasi de 1821 inaugure l’âge des nationalités, et par là-même celui des libertés individuelles et collectives ; mais la meghali Idhéa va bientôt se fracasser, à partir de l’année 48, sur la résistance obstinée des vieux empires, nullement résignés à se laisser détruire et dépecer, résolus au contraire à mettre à leur service toutes les armes de l’ère moderne ; et nul ne peut dire si – prophétie rétrospective – les empires ottoman et autrichien, pour ne pas parler de celui des tsars, n’auraient pas su tenir bon et se réorganiser sur de nouvelles bases, n’eût été l’intervention décisive des Américains, en 1917. Quoi qu’il en soit, les nouveaux Etats-nations apparus après la Grande Guerre n’ont plus grand-chose en commun avec le Royaume des Hellènes du siècle précédent, ce sont des constructions artificielles, en situation perpétuelle d’endettement à l’égard des Puissances occidentales, incapables de bâtir un consensus politique autour de valeurs partagées, toujours à la veille de lancer une expédition militaire pour recouvrer des provinces irrédentes, expéditions militaires soldées par des désastres répétés : la Crète, l’insurrection d’Ilinden, la révolte mal préparée des Arméniens en 1915, Smyrne… L’entreprise sioniste cependant fournit le modèle achevé (ou la caricature odieuse ?) de ce « rêve calciné » (Benoist-Méchin), inauguré dans l’enthousiasme des Amants de Sion, embarquant à Odessa, derrière eux les pogroms, et devant eux la Terre promise, au-delà de l’horizon, et basculant sous nos yeux (2024) dans « l’abomination de la désolation » (Mc – 13/14).
Sachons gré aux Aroumains d’avoir su faire usage du crible, et rejetant la paille des fantasmes bellicistes, et des constructions bureaucratiques, conserver le grain fécond du respect humain, sans lequel toute liberté se transforme en arbitraire meurtrier. Il est vrai que leur territoire d’origine, depuis deux millénaires au moins, se trouve près du ciel, à le toucher des bras levés…
C’est à cette date aussi (1878) que naît, à Avdella, l’aîné des frères Manakis, Yannis ; il va créer, pendant les premières décennies du XXème siècle, avec son frère cadet, une archive photographique de la région aroumaine, aujourd’hui conservée à Bitolje (Bitola), en Macédoine du Nord.
On disait alors, dans les chancelleries européennes – puisque c’est à St-Petersburg, à Berlin, à Paris, à Vienne, à Londres que se décidait le sort des peuples, et non pas sur le terrain, là où les gens vivaient et luttaient pour leur existence et leur dignité depuis des millénaires — : la Grèce aux Grecs, la Bulgarie aux Bulgares, l’Albanie aux Albanais !… sans prêter attention au fait que « les Grecs » se trouvaient alors répandus partout dans le bassin de la Méditerranée orientale, et notamment en Anatolie, et en Syrie, en Egypte, en Libye, on les appelait d’ailleurs Roum (en ajoutant l’adjectif : orthodoxes), comme on appelait aussi les citoyens du moderne Royaume des Hellènes : Romii et la langue qu’ils parlaient : romaïque — langue au demeurant saturée de verbes latins désignant les actes de la vie quotidienne : faire, regarder, parler, prendre …, outre les substantifs désignant les réalités fondamentales de la vie : la maison… –. Eût-il donc fallu créer un Etat moderne aux dimensions de l’Empire byzantin ? Certains hommes politiques y songèrent, après la Grande Guerre, encouragés par les Britanniques, agissant comme toujours selon leur devise : divide ut imperes ; et ce n’est certes pas le cynisme machiavélien de cette philosophie qui est à blâmer, mais bien plutôt la stupidité insigne des « hommes d’Etat » locaux : le résultat fut en effet « catastrophique » : incendie de Smyrne (1923), évacuation de la quasi-totalité des Grecs d’Asie, mal accueillis dans les faubourgs misérables d’Athènes, où naît un nouveau style musical : le rebetiko…
Fille de la douleur, harmonie, harmonie…
Ni à cet autre fait, pourtant attesté par tous les voyageurs européens, que « les Albanais » vivaient partout dans la péninsule balkanique — Arthur de Gobineau, ambassadeur de France à Athènes à l’époque du Second Empire, constate que l’on parle albanais en Attique –, et bien au-delà, jusqu’en Egypte, où la dynastie régnante, de 1803 à 1953, est albanaise. Fallait-il donc créer une « grande Albanie », de Shkodrë au Caire ? Aussi bien la langue albanaise porte-t-elle une forte empreinte latine, dans la phonétique et le vocabulaire, au point que certains linguistes la rangent dans le groupe des langues romanes.
Est-il besoin de dire que la religion ici ne fait rien à l’affaire ? Les Albanais le savent mieux que personne, qui ont coutume de baptiser ou circoncire frères et sœurs de la même famille, afin de se garantir un accès égal à toutes les communautés, et la possibilité d’alliances diverses. « La religion des Albanais, c’est l’Albanie », dicton sans aucun doute inspiré de la Révolution française ; de même que l’on vit le général Bonaparte, entré victorieux au Caire convoquer les oulémas de l’Azhar, pour y déclarer qu’il était musulman. Il n’y a pas lieu de mettre en doute sa sincérité, si l’on adopte une conception rousseauiste de la religion. Quelques années plus tard, Ali Pacha de Jannina fera sienne cette conception d’une religion mise au service d’un grand projet collectif, ainsi que, nous venons de l’évoquer, Méhémet Ali, vice-roi d’Egypte.
« Le sabbat a été fait pour l’homme, et non pas l’homme pour le sabbat ; le Fils de l’Homme est donc aussi le maître du sabbat. » (Mc 2/27-28). L’Evangile reste l’ultime référence, même et surtout en matière politique. Au fond c’est en cela que nous sommes Grecs, et Romains tout à la fois.
Auteur Luc BARBULESCO, le 26 avril 2024, Antibes