Nov 15
Brève relation d’un voyage en pays aroumain (1) – « Nu ni vor » [Ils ne nous aiment pas]
Mercredi 8 juillet 2015. Départ le matin de Bucarest, arrivée en milieu d’après-midi à Skopje, parcouru à peu près la distance, un peu plus de 500 km, qui sépare limites méridionales de la Roumanie des « frontières » septentrionales du « pays aroumain » qui se trouve à cheval entre quatre États : la République de Macédoine, l’Albanie, la Grèce et la Bulgarie.
Enfin trouvé l’hôtel recherché, un 5 étoiles baptisé Aleksandar Palace joliment situé sur les bords du Vardar, en dehors de la ville. Moins kitch que prévu, aucun membre de l’illustre dynastie macédonienne en vue. De Belgrade, notre amie Lila Cona, la traductrice de mon livre en serbe, a annoncé notre arrivée, en sorte que le propriétaire de l’établissement est venu à notre rencontre et en moins d’une heure nous voilà installés dans une suite.
Suivent plusieurs vraies surprises. D’abord, Cristina parle l’aroumain avec un naturel qui me fait une grosse impression. Cette langue sera pratiquement celle dans laquelle nous communiquerons le plus tout au long de notre périple, la seule que nous ayons eu en commun avec la plupart de nos interlocuteurs. Sterio Nakov, notre hôte, la parle avec un plaisir non dissimulé, c’est sa langue maternelle. Il n’a pas du tout le profil nouveau riche un peu lourdingue des Aroumains fraichement enrichis de Roumanie auquel je m’attendais. Pourtant, il est issu d’une famille encore plus récemment sédentarisée que celles des Aroumains colonisés entre 1925 et 1932 dans le sud de la Dobroudja roumaine en ce temps.
L’histoire de sa famille, il nous l’a racontée au hasard d’une question que je lui avais posée à propos du l’église du monastère Sveti Joakim Ossogovski édifiée à la fin du XIXe siècle avec le concours de ses ancêtres qui figurait sur l’immense mur intérieur de l’hôtel aux côtés de la fameuse Sveti Naum. Elle a quitté la montagne Sushova (« sans eau »), située à l’est de l’actuelle République de Macédoine, au lendemain de la Seconde Guerre seulement. Avec les papiers turcs sur lesquels figuraient les privilèges dont jouissait cette famille à l’époque ottomane, donc avant 1913, ses descendants étaient en train de tenter de faire valoir leurs droits. C’est faisable, mais cela va mettre longtemps, fait-il remarquer, sous notre regard incrédule vu le nombre de propriétés que nous venions de comprendre qu’il détenait, de l’hôtellerie aux vignobles en passant par bien d’autres choses. Lors de nos entretiens à bâtons rompus pendant plusieurs heures dans le hall de l’hôtel des personnages passaient discrètement saluer notre interlocuteur.
« C’est l’ancien maire de la ville », nous dit-il un brin ironique à propos de l’un d’entre eux en le présentant brièvement sans lui accorder la moindre importance. Pour ce qui est des politiques, surtout ceux de l’actuel gouvernement (de droite, nationaliste), à peu près tous nos interlocuteurs aroumains de la République de Macédoine semblent les tenir en peu d’estime, tandis que les dérives antiquisantes de l’idéologie officielle n’enthousiasme personne. Je me suis abstenu de chercher à savoir si le nom de notre hôtel a été choisi pour coller au nouveau cours de la nouvelle politique de la Macédoine indépendante ou par égard pour un personnage dont certains Aroumains se réclament à leur tour avec fierté.
Outre sa sobriété, sa simplicité et sa générosité (il soutient, entre autres, nombre de manifestations culturelles des Aroumains et héberge volontiers si besoin est ceux qui passent par Skopje), c’est la remarque suivante, formulée « en passant », un peu comme une évidence, par Sterio qui nous a frappés : « Nu ni vor » [Ils ne nous aiment pas]. Cette remarque, qui semble traduire un sentiment assez répandu en République de Macédoine et en général dans les Balkans à l’égard des Aroumains, m’a fait penser aux Juifs, riches ou pas, au cours de l’histoire moderne de la Roumanie.
Trois ou quatre heurs après, Nikola Paligora, une personne plus âgée, pantalons courts, très vif, fait son apparition dans le hall de l’hôtel, appelé par Sterio Nakov, qui s’éclipse après nous avoir indiqué un des serveurs qui, nous prévient-il, bien que macédonien, parle aussi l’aroumain puisqu’il vient de Kruševo (en ar. Crushova), ville fondée par les Aroumains dans laquelle leur langue reste encore assez répandue.
Avec Nikola Paligora, c’est très différent, dans un sens, dans un autre, pas vraiment. Sa famille est originaire de Malovište (en ar. Malovishta, Muluvishti, roum. Molovişte), à l’ouest du pays, près de Bitola, une bourgade cossue à l’époque ottomane, dont sont issus des générations entières de commerçants et des personnages illustres. Son épouse parle moins bien l’aroumain ; très élégante, elle a publié plusieurs romans en macédonien. Nous l’avons rencontrée le lendemain matin à la terrasse du café juxtaposant les terrains de tennis près de l’hôtel. Ils sont venus tous les deux pour partager une pita di veardzã achetée dans un magasin réputé de la ville, tout cela parce que la veille nous avions parlé avec lui des pite que cuisine Cristina. Au moment de couper sa portion elle s’est excusée, sa main était défaillante, ce qui expliquait pourquoi elle a dû acheter la pita au lieu de la préparer elle-même.
Nikola Paligora, qui a longtemps séjourné à la City de Londres pour mener des affaires au nom de la Yougoslavie, sait très bien ce qu’il veut : il a récemment financé la restauration des fresques de l’église Sveta Petka de Malovište, édité un beau livre monographie sur cette église, et un livre-album de généalogie sur sa famille publié à Belgrade. Bien que je n’aime pas plonger dans les méandres du passé familial, je vais peut-être demander à quelqu’un de me traduire certains paragraphes puisque ma famille était apparentée à des Paligora.
Après avoir liquidé leurs affaires à Sofia, les deux familles, ainsi qu’une troisième, les Ghiulamila, se sont installées à Bucarest vers 1926. Les noms des trois figurent sur les deux caveaux qu’ils ont édifiés au centre du cimetière Bellu, avant même que leurs maisons aient été achevées. Les Paligora sont nombreux tant à Bitola qu’à Malovište, comme on a pu le constater dans les cimetières de ces localités. Ils ont eu de la chance, leur nom n’a pas pu être slavisé comme Nacu devenu Nakov, ou encore le banquier et ancien Premier ministre Costa, devenu Kostov, originaire lui aussi de la région de Štip. Le point commun entre ces deux derniers, issus de familles de bergers, et Nikola Paligora, dont les prédécesseurs occupaient des positions plus prestigieuses, est d’avoir commencé leur carrière à l’époque yougoslave, ce qui explique la facilité avec laquelle ils se sont enrichi après la chute du régime communiste, plus libéral en Yougoslavie qu’ailleurs.
Je me souviens de l’oncle de mon père, Mito Dunda, de Belgrade, qui, quelques années à peine après l’arrivée de Tito au pouvoir et la nationalisation notamment de son usine de chimie de Kruševac, retrouvait une belle place au ministère du Commerce extérieur alors que tant d’autres personnes, parfois plus instruites, voyaient leur carrière ruinée à cause du changement de régime. En faisant la connaissance de Nikola Paligora et surtout de Sterio Nakov, j’ai éprouvé une réelle sympathie à laquelle je ne m’attendais pas pour ce genre d’Aroumains avutsi, riches, que j’avais tendance à regarder de haut auparavant.
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Article égalament publié dans Le Courrier des Balkans.