Nov 15
Brève relation d’un voyage en pays aroumain (3) – L’ethnofestival de Punikva : rencontre avec le poète Vanghiu Dzega
Punikva, vendredi 10, samedi 11 et dimanche 12 juillet. Très tôt, nous nous dirigeons en voiture vers Kočani, à l’est de Skopje, pour grimper sur la montagne Punikva (1500 m) où se déroule demain, samedi, la 8e session du festival « Di Sum-Chetru, tutsi tu munti » [A la Saint-Pierre, tous au sommet de la montagne !]. Pour être plus précis, il faudrait dire l’ethnofestival : la promptitude avec laquelle on a adopté le mot « ethno » pour désigner les manifestations populaires que l’on appelait auparavant folkloriques ou nationales est étonnante. On dirait que les peuples, qui se présentaient comme des nations jadis n’hésitent plus à retourner au stade ethnique. Les nations seraient-elles en train d’acquérir mauvaise réputation ? Il s’agit probablement plutôt d’une affaire de mode langagière.
Au volant, en admirant le paysage, je réalise à quel point mon plaisir s’accroit au fur et à mesure que l’état des routes empire. Dans les Balkans, tels que je les connais depuis une quarantaine d’années, glisser sur une autoroute ou voie rapide, sans rencontrer d’obstacle, ne me dit pas grand-chose. Pourtant, j’ai déjà beaucoup souffert jadis en me rendant dans les localités aroumaines toujours haut perchées comme Samarina, Siracu ou Voskopojë (ar. Muscopuli, gr. Moskopolis, roum. Moscopole) et on ne peut que se féliciter du fait qu’aujourd’hui elles soient plus facilement accessibles.
Arrivés à destination, pas grand-monde, mais Kira et Iani Mantsu, nos amis de Francfort qui habitent l’été la Chalcidique, sont là. Le soir, nous sommes déjà plus nombreux, les Aroumains venus d’Albanie sont de la partie aussi, on mange, on boit, on chante à tour de rôle. Le lendemain, pas mal de nouveaux participants parmi lesquels la principale attraction du festival, l’ensemble chorégraphique de Veria, un des plus réputés pour ses prestations. Suivis de près par les caméras de la télévision nationale macédonienne, les « Grecs » remportent un net succès. Décidément, les rencontres internationales aroumaines peuvent contribuer à leur façon à l’« amitié entre les peuples », comme on disait à l’époque communiste.
Les “Grecs” et les autres
« Lipseashte sã ai multsi pradzi ti un ahtari spectacol » [Il faut avoir beaucoup d’argent pour organiser un tel spectacle !], me chuchote, rêveur et un brin jaloux un des membres de l’ensemble macédonien « Gramoshteni » en me montrant les costumes traditionnels étincelants des « Grecs ». Bien préparés, plus nombreux que les autres, ces derniers faisaient en effet figure de professionnels de la danse et surpassaient les ensembles macédonien et albanais présents. Aroumains sont les uns et les autres, mais le pouvoir d’achat n’est pas le même de nos jours en Grèce qu’en République de Macédoine ou en Albanie. Le plus drôle est que ce même monsieur, au physique rappelant Antony Quin dans Zorba, bon danseur malgré son poids et son âge avancé, exhibait avec fierté quelques heures auparavant sa longue chemise tissée à l’ancienne en 1900, selon ses dires, à Saruna (Thessalonique), pour son grand-père. Moins fortunés et plus âgés que leurs coethniques grecs, les membres de l’ensemble macédonien parlaient tous l’aroumain. En Grèce, les coutumes et la personnalité « valaque » sont bien conservées, nettement moins la langue.
La localité où a eu lieu cette manifestation comporte plusieurs maisons assez cossues, quelques villas, deux restaurants ouverts, une station de téléférique pour les sports d’hiver. Il n’y a pas si longtemps, à la veille de la Seconde Guerre encore, à la place de tout cela il y avait quelques modestes installations (calive) des bergers aroumains qui y séjournaient avec leurs familles et leurs troupeaux de moutons entre la Saint Georges et la Saint Dimitri. C’était une parmi tant d’autres « montagnes aroumaines », celle dont parlait Sterio Nakov par exemple, « perdues » lorsque les États nations ont pris le relais des Ottomans dans les Balkans. C’est Vanghiu Dzega (nom d’état civil : Kostov), auteur de beaux recueils de poèmes, immigré aujourd’hui en Italie, revenu au pays pour se ressourcer, qui nous le raconte le lendemain de la manifestation. Il est né à Sveti Nikole, petit village de la plaine de Štip, mais sa famille venait de Punikva où son père est né. Après la Seconde Guerre mondiale, la famille fut contrainte de se sédentariser…
PS Ce n’est qu’en rédigeant ce journal que j’ai réalisé que j’avais traduit il y a presque dix ans cet auteur, ainsi que son confrère, également présent à l’événement de Punikva, Santa Djika. Je ne les connaissais pas en ce temps mais leurs poèmes avaient fait une forte impression sur moi. En voici deux, le premier est de Vanghiu Dzega, le second de Santa Djika :
Paradis empoisonné/Paradisu anfãrmãcosu
Je gravis la colline/Regarde vers le bas/La vallée est verte
/Et on entend les oiseaux
Mi-alinu pi ohtu/Anghiosu mutrescu/Valea-i veardi/Puiljilji s-avdu
Une jeune chante/En labourant le champ/Je n’arrive pas à comprendre/Si son chant/Est en aroumain/Ou en humain !
Vãrã tinirã cãntã/Lucrãndalui tu cãmpu./Nu potu s-achicãsescu/Desi cãnticlu a ljei/Easti pi armãneashti/Icã-i pi umineashti.
Elle est triste, ma vie/Quelle beauté j’abandonne !/Je me retourne encore une fois/Apercevoir de loin la maison : /La fumée sort par la cheminée /Du foyer paternel !
Shcreta-nji di banã
/Tsi mushuteatsã alasu ! /Mi shutsu nica unã oarã /Di largu u vedu casa-a mea/Fumu ditu ugeacu iasi /Di la vatra-nji pãrinteascã.
Non-retour
/Avec chant envoyé/En langue étrangère. /Existence/Avec chant attendu/En langue étrangère !
Niturnaticu
/Cu cãnticu pitricutu /Pi xeanã limbã /Bãnaticu
/Cu cãnticu ashtiptatu !/ Pi xeanã limbã.
Je ne veux pas être partagé/Nu voiu s-mi-mpartã
Qu’est-ce que cette langue/un cœur/une âme/deux noms !
Tsi lai limbã ! /unã inimã/ unu gianu/ dauã numi !
Une partie de mon Moi/brisée, se vend pour l’âme/par des mots.
Unã parti di a meu Io / aruptã s-vindi ti suflitu/ tu zboarã
Rendue étrangère à Moi/pourquoi la condamner ? /elle veut vivre.
Xinitã di Io/
nu u-aflu strãmbã ?/ Va s-bãneadzã.
Mais l’autre partie, celle qui est restée,/ me pousse
et intime à l’étrangère :
Ma alantã mi tradzi nãinti ! /Alantã, armasa,/
a xinitãljei lji-astrigã :
Pour moi tout entier/pour toi tout entière/ reste ici/pour ton vrai Moi.
Ti-ntreagã tini/ ti-ntreagã mini/ armãni aoa/ ti dealihea Io.
Et c’est toujours ainsi/je les entends chuchoter jour et nuit/se chamailler quand elles cherchent les mots/ se réconcilier en les retrouvant./ J’aime les deux, pour mon Moi tout entier/ aoumain !
Dipriunã ashi/Li-ascultu/
dzuã sh-noapti ciuciurã./ Ãn gurã s-vãryescu/
ãn cali sã strãvusescu. /Li voi doauli, /ti-ntregu Io/ Armãnescu !
Note
Ces deux poèmes sont parus dans l’anthologie bilingue parue à Charleroi, en Belgique, Noi, poetslji a populiloru njits=Nous, les poètes des petits peuples établie par Kira Iorgoveanu-Mantsu avec des draductions en français par Mariana Bara et moi-même, p. 188-189 et 222-223.
Lisez la suite: Nimpheo (Nevesca) et sa « nouvelle cuisine aroumaine »
Article également publié dans Le Courrier des Balkans.