Nov 21
Brève relation d’un voyage en pays aroumain (5) – A Malovište, sur les traces des Dunda, Ciomu et autres Passima
Jeudi 16 et vendredi 17 juillet. On reprend la route dans la matinée vers Malovište (1600 m). La sortie de la route asphaltée est introuvable. Finalement on s’arrête, bien trop loin, pour demander à un policier la route. C’est compliqué à tel point qu’il a la bonne idée de demander au chauffeur d’une voiture auquel il venait de mettre une contravention de nous conduire jusqu’à la petite route qui y mène. Comme partout, tout au long du voyage d’ailleurs, les gens sont très gentils. Après tours et détours, à travers la forêt, on aperçoit des maisons : quelques-unes encore debout, la plupart en ruine, abandonnées…
On arrive au centre de la commune, un carrefour, où je me gare avec grande difficulté, en pente, sous le regard menaçant de plusieurs vaches immobilisées dans les parages. Dans les alentours, on aperçoit des chevaux, des mulets, un âne, des gens qui s’affairent avec des sacs remplis de provisions qu’ils déchargent d’un petit camion. Cociu, le mari de la tante de Cristina, vient à notre rencontre, il nous attendait là depuis un moment. Il a travaillé plusieurs années en Australie où « il ne voyait jamais la lumière du jour » (puisqu’il travaillait la nuit !), nous a-t-on raconté à Bucarest à son propos. Cociu, Gramoshli de son nom, aura été notre hôte toujours disponible et notre guide tout au long de notre séjour. Le portail de leur maison s’ouvre, en fait les maisons sont toutes fermées, ce n’est qu’une fois le portail passé qu’on se retrouve dans un jardinet, toujours très propre, comme l’intérieur des habitations d’ailleurs, au confort très spartiate, si on laisse de côté celles occupées par ceux qu’on appelle en aroumain dans la région uikendashi, c’est-à-dire ceux ne s’y rendent que pendant les vacances ou les week-ends. En règle générale, les maisons sont très serrées les unes contre les autres, les espaces sont exigus, mais en les regardant attentivement on réalise qu’autrefois, avant 1913, nombre d’entre elles étaient coquettes, avec par exemple les mêmes ornements en fer forgé que l’on utilisait à la même époque en France. Il y a peu d’espace vert, tandis que les ruelles dallées en pente n’ont visiblement pas connu de changements majeurs depuis au moins un siècle.
Et Cristina et moi, nous sommes effarouchés par le côté littéralement bouseux de Malovište (en ar. Malovishta, Muluvishti, roum. Molovişte, gr. Milovista). Le contraste avec ce que ce bourg a pu être auparavant est frappant. Le père de Cristina, qui y est né, l’a admonestée en apprenant son intention de s’y rendre et d’y passer un moment : « Nous on est partis de là, et vous vous voulez y aller ? » Dans ma famille, côté paternel, il était souvent question de Malovište mais personne ne s’y est jamais rendu à ma connaissance. Mon père, mes tentes, sont souvent allés en Yougoslavie, à Belgrade où se trouvait une partie de ma famille, et aux quatre coins de ce pays dont ils parlaient couramment la langue, jamais à Malovište. Et moi et Cristina nous commencions à leur donner raison, heureusement Stamatis se montrait, lui, plus enthousiaste.
On enregistrait tout en filmant parfois nos interlocuteurs, surtout Draga, la tante de Cristina, qui s’exprimait dans un aroumain comportant des tournures et des intonations propres au parler régional de Malovište, ces matériaux étaient précieux pour les recherches en dialectologie de Stamatis, on arpentait les ruelles, on visitait tout ce qui pouvait être visité, surtout la Sveta Petka, enfin restaurée. Au cimetière, les noms de Paligora et de Gramoshli, comme Cociu, étaient les plus répandus. Cela étant dit, c’est au cimetière de Bitola que nous découvrirons la tombe de Cociu, en marbre noir, sur lequel figuraient son nom et celui de son épouse avec l’année de naissance uniquement…
Là je me suis subitement rappelé que lors de ma précédente visite, très brève, deux heures à peine, en 1986, j’ai tenté de me renseigner à propos d’éventuels tombes de mes arrière-arrière-grands-parents, ce à quoi mes interlocuteurs du coin m’ont fait comprendre, je ne me souviens pas des mots mais des gestes, qu’il était pour le moins extravagant d’imaginer trouver encore quelque chose plus d’un siècle après… L’autre chose dont je me souviens, c’est la première question qui me fut posée par le comité d’accueil venu à ma rencontre à l’entrée du village. « Avez-vous quelque chose à revendiquer ici ? » m’a-t-on demandé de brûle-point juste après avoir décliné le nom des familles du côté paternel, les Ciomu devenus Trifon de Sofia et les Dunda de Belgrade. Ma réponse négative les a rassurés.
En sillonnant les ruelles, lors de nos déplacements, on est tombé sur un petit groupe de personnes, dont un couple à la retraite qui vivait en Australie et passait l’été à Malovište, qui bavardaient au seuil de la porte de leur maison. De fil en aiguille, ils n’ont pas tardé à « situer » Cristina et sa famille tandis que nous, nous avons compris que ces personnes étaient au courant du détail des sommes laissées en héritage aux différents membres de sa famille vivant à Bucarest par une tante de Cristina décédée quelques années auparavant à New York. L’information circule vite parmi les Aroumains vivant aux quatre coins de la planète.
1886 : et foule arracha la barbe du métropolite grec…
Une autre fois, juste avant de monter à travers la forêt vers l’église Ayia Ana, où les habitants de Malovište et des alentours se rendent les jours de pânâyr [fête], on a aperçu derrière un muret assez élevé, posée sur une maison en assez bon état, mais apparemment pas habitée, une plaque comportant l’inscription « Ecole des jeunes filles grecques de la communauté grecque orthodoxe de Milovista, 11 Janvier 1911 ». En effet, si Malovište faisait partie des rares bourgs prospères d’artisans et commerçants aroumains où une école roumaine a pu être implantée, le parti grec n’était pas moins présent et influent. Enfant, j’ai entendu à maintes reprises parler de cet épisode héroïque qui a conduit à l’ouverture de cette école parce qu’une certaine teta Constantina, que je n’ai évidemment pas connue, y aurait participé. Le récit qu’en a fait par l’ancien instituteur Guşu Papacostea-Goga dans ses mémoires correspond presque mot pour mot à l’histoire que l’on racontait autrefois dans ma famille. La voici :
En 1886 à Malovište, les-partisans du parti roumain, devenu majoritaire, ont investi l’école communale. Accompagné des gendarmes, le métropolite grec ne tarda pas à se rendre dans ce bourg. Ils firent irruption dans le local de l’école, jetèrent par les fenêtres les livres en roumain et procédèrent à l’arrestation de l’instituteur. La foule arracha la barbe du métropolite, ce qui entraîna d’autres arrestations. Sur la route de retour vers Monastir (aujourd’hui Bitola), le convoi fut suivi par les habitants de Malovište qui voulaient protester auprès du vali. N’ayant pas obtenu gain de cause, le maire et les membres du conseil communal envoyèrent une lettre au supérieur des lazaristes et au vali pour leur faire part de leur intention de reconnaître comme chef religieux suprême le pape. Mis au courant, le métropolite s’empressa de donner son accord pour l’école communale roumaine de Malovište.
Après avoir traduit l’inscription grecque, en parlant de choses et d’autres, Stamatis nous apprend qu’à Thessalonique comme à Athènes on peut tomber sur des rues dont le nom est odos Milovistis ou encore odos Monasteriu. Voskopojë (en gr. Moschopolis) et Kruševo sont aussi à l’honneur, sans parler des bourgs aroumains situés en zone grecque tels que Perivoli ou Metzovo (ar. Aminciu). Rien de tout cela en Roumanie, ce qui rappelle, si besoin est, la distance qui sépare ces contrés habités par les Aroumains du pays des Roumains nord-danubiens, deux mondes réunis un temps, en partie artificiellement.
Dès les premiers contacts avec Malovište et tout au long de notre séjour, je n’ai pas eu de cesse de me demander comment et de quoi vivent les gens qui habitent tout le temps dans la commune. Sur les quelque cinquante maisons qui restent debout, plus de la moitié seraient habitées toute l’année. En 1900, on comptait plus de 500 maisons dans ce bourg commerçant florissant en ce temps dont le déclin est constant depuis la disparition de la Turquie d’Europe, dernier territoire du grand marché de l’Empire ottoman dans les Balkans au cœur duquel se trouvaient un bourg comme Malovište. De nos jours, sur place, les principales activités sont l’exploitation du bois vendu à la coopérative, et le ramassage des fruits de forêt. Un salaire mensuel conséquent est ainsi assuré à ceux qui s’adonnent à ce métier, même s’ils ne peuvent travailler que de mai à novembre. Les bûcherons, qui ont en charge également le Parc national Pilister, ont chacun trois à quatre chevaux de montagne et un mulet. Avec un peu de chance, on peut ramasser 70 de kilos de myrtilles et de mûres par jour.
Décidément, une fois qu’on a quitté Malovište, on ne revient plus et ceux qui y vivent encore espèrent la quitter un jour. Pourtant, il y a des exceptions. Cociu, notre hôte, s’y trouve mieux qu’en Australie, un oncle de mon père semble y être revenu, à en juger par une fontaine érigée en 1928 qui porte son nom, Taşcu Trifon Ciomu. L’oncle de Cristina, Tache Pasima (avec un seul « s ») [1], y est venu à plusieurs reprises et a même réalisé le buste de Constantin Belimace, le poète « national » des Aroumains né en 1848 à Malovište, que l’on peut admirer en montant vers l’église. Et, sommes toutes, nous faisons partie des exceptions, puisque nous sommes venus et, qui sait, nous y retournerons un jour…
A Bitola, avec Hristu Paligora
Hristu Paligora, lui, il vit et travaille à quelques dizaines de kilomètres plus loin, maintient des liens constants avec sa commune d’origine où demeure encore une partie de sa famille et c’est à ses initiatives en tous genres que Malovište s’est invitée dans l’actualité ces dernières années et c’est sur la poursuite de ses efforts que repose en grande partie l’avenir de Malovište. Nous l’avons rencontré à Bitola, où il nous a baladé dans les rues de la mahala [quartier] aroumaine de cette ville dont on disait qu’elle comportait le plus grand nombre de pianos à queue par rapport au nombre d’habitants, on a passé en revue les consulats honoraires d’antan rouverts symboliquement de la rue principale Chirok Sokak, visité l’imposante église Saint Dimitri, bâtie grâce aux dons de riches commerçants aroumains et dont le curé nous a salué pompeusement en aroumain, visité le cimetière aroumain, seul acquis « national » hérité de la période où l’État roumain apportait une assistance culturelle aux Aroumains et poussé la promenade jusqu’au site antique d’Heraclea.
C’est à Hristu, qui est, par ailleurs, chargé de la restauration des monuments historiques à l’échelle régionale, que l’on doit l’ethnofestival annuel de Malovište, manifestation qui n’a plus été renouvelée dernièrement, faute de financement, l’édition de plusieurs brochures et cartes postales, l’organisation de plusieurs ateliers d’artisanat (sculpture sur le bois, tissage), la surveillance des travaux qui ont eu lieu à l’église Sveta Petka, dont la peinture fut restauré grâce au soutien d’un autre Paligora, celui de Skopje. Il s’est montré plutôt réservé sur l’avenir, mais pas prêt d’abandonner. Dans de telles situations, a-t-on vraiment le choix ?« »
Lisez la suite: Une virée à Shipska, en Albanie
Article également publié dans Le Courrier des Balkans.
Notes
[1] Les approximations des fonctionnaires publics dans l’enregistrement des patronymes aroumains, surtout lorsque leurs porteurs s’installaient dans un nouveau pays, ont pu parfois contribuer à la « division » des membres d’une même famille. La transcription en caractères grecs, cyrilliques ou latins et les « adaptations » nationales du nom d’une même famille dont les descendants se sont retrouvés dans différents Etats de la région lors de l’établissement des frontières actuelles a eu des effets encore plus prononcés. Tiberius Cunia raconte, par exemple, comment ses cousins germains s’appellent Kunievsky en République de Macédoine, Kuniević en Serbie et Kunias en Grèce. (Ilie Traian, Tiberiu Cunia, un Coresi aromân, Constanţa, Roumanie, 2002, p. 208.)
4 February 2024 à 7:00 pm
Votre article est très intéressant : Mes grand parents paternelles venaient de là bas. Ma grande mère était nait Paligora. Ils ont émigre en Roumanie à la fin du XIXème siècle, après quelques années passés en Bulgarie, ou mon grand père a fait son service militaire. Maintenant je vis depuis quarante ans en France. Comme disent le allemands : Alle Menschen sind Auslânder-fast ûberal (Tous les gens sont des étrangers presque partout) !
4 March 2024 à 3:45 pm
Oui, mon cher docteur, on est partout et nul part. C’est pour cela qu’on doit se retrouver où qu’on soit.