Nov 29
L’Albanie, les Macédoniens et les Aroumains dans les textes du colonel Ordioni. Un spectacle biblique, la caravane des Koutzo-Valaques
Arrivé en novembre 1917 dans les Balkans comme militaire, Jean André Ordioni (1862-1933) ne quittera définitivement la région qu’en octobre 1925. Représentant de la France dans la Commission interalliée de délimitation des frontières de l’Albanie avec la Grèce et la Yougoslavie, il rédigea plusieurs rapports concernant ses missions tout en entretenant une abondante correspondance avec sa famille.
Au lendemain de la crise financière qui secoua l’Albanie en 1997, désireux de fournir aux Albanais des repères éclairant une période clef de leur histoire, celle au cours de laquelle furent décidées les frontières du pays, Dominique Danguy Des Déserts a regroupé et transcrit les écrits de son grand-père. En effet, c’est en Albanie et dans l’ouest de la Macédoine que le colonel Ordioni a passé le plus de temps et c’est à Tirana que paraîtra en 2014 le premier tome de ses archives en français et en albanais [1]. C’est dans cette région qu’il se battra « comme un sauvage » (Lettre du 12.10.1923) à la tête du 372e régiment d’infanterie. Des troupes indigènes, issues de l’empire colonial français, et quelque 3 000 combattants (présentés comme des comitadjis) albanais furent également sous ses ordres.
Militaire de carrière, issu d’une famille modeste, le colonel est né en Corse, pays dont la connaissance l’aura beaucoup aidé, avoue-t-il, à saisir certaines particularités du fonctionnement des sociétés balkaniques [2]. Soucieux avant tout de rendre compte de ce qu’il observe, de ce qui l’intrigue et, surtout, des actions qu’il est amené à entreprendre, il ne cherche pas vraiment à faire œuvre d’érudition, même s’il manifeste quelques velléités dans ce sens [3] Dans ses lettres il passe allègrement des sciences militaires aux sciences de la nature, de la géodésie à la topographie en faisant des détours par la psychologie des peuples très en vogue en ce temps. Ses connaissances livresques en matière notamment d’ethnographie et d’histoire de la région semblent assez limitées. En tout cas, les informations et les explications qu’il fournit sont souvent discutables, parfois contradictoires et même erronées. Elles permettent cependant non seulement de se faire une idée plus précise de l’état des connaissances en ce temps sur les réalités humaines dans les Balkans et de la vision du monde qui prévalait parmi les acteurs extérieurs à la région mais aussi d’apporter un éclairage inédit sur des situations réputées complexes, celles notamment qui ont favorisé l’émergence des sentiments dits nationaux parmi les habitants de la région, les Albanais et des Macédoniens en particulier. Sans doute, la sensibilité et le sens des responsabilités de ce militaire appelé à tracer des frontières divisant des familles, des villages, des vallées et des montagnes sous la pression d’actions de terreur et d’intimidation en tout genre sont pour beaucoup dans l’intérêt que présente cet éclairage.
Un spectacle biblique, la caravane des Koutzo-Valaques
Les Aroumains ont droit à un traitement à part dans la mesure où ils ne posent pas de problème particulier au colonel lors de ses missions, et, en règle générale, ne représentent pas à ses yeux un enjeu du point de vue national [4]. Aussi les lignes et les pages qui leur sont consacrées sont-elles empreintes d’une sympathie non dissimulée. Les informations à proprement parler sont rares, surtout en comparaison avec celles livrées un siècle plus tôt par le colonel Leake dans ses mémoires [5]. Comme ce dernier, il est surpris en découvrant leurs réalisations prestigieuses à Moskopole [auj. Voskopojë, ar. Muscopuli], mais ce qui le charme c’est surtout leur mode de vie pastoral et, peut-être, le fait même d’échapper en quelque sorte à la dynamique conflictuelle qui caractérisait la région en ce temps.
Dans la conférence faite le 6 mai 1927 à la Société des sciences de l’Yonne sous le titre La question albanaise, il est fait état dans le chapitre consacré aux religions de « L’orthodoxie qui s’est séparée du Phanar et essaie de former une Eglise autocéphale, d’accord avec les Koutzo-Valaques » et, plus mystérieusement, de « Roumains [qui] deviennent petit à petit des uniates ». « Les Valaques [qui] prédominent dans les chaînes centrales de Monastir [auj. Bitola] jusqu’aux confins de la Grèce [et que l’on] trouve jusqu’à Durazzo [Durrës] » sont signalés dans le chapitre consacré aux habitants. A Monastir, écrit-il dans une lettre datée du 12.11.1918, il y aurait quelque 15 000 « Roumains koutzo-valaques », au sein de la population de « cette ville qui a dû être riche et qui peut encore le devenir ». Dans d’autres lettres, il parle de « Koutzo-Valaques, Latins, catholiques, venant de Roumanie » (L. du 27.02.1919) ou encore des « villages roumains ou des villes entièrement roumaines comme Moskopole » (L. du 01.03.1919). Cette ancienne « métropole » des Aroumains, qui venait de subir des dégâts considérables au cours de la guerre, fait l’objet de la lettre à sa fille datée du 18.01.1918. La voici :
« Pourquoi ce nom de Moskopole ?… Serait-ce une colonie de Moscovites, ou habitants de Moscou, ou bien serait-ce une ville de mosquées ?… Je ne sais et je ne trouve pas une âme vivante dans cette immense nécropole (dans cette vaste ville détruite où je n’aperçois que des ruines), qui puisse me renseigner.
Pourtant deux espèces de chapelles semblent intactes ; mais y pénétrer pour y passer la nuit demande réflexion à cause des bestioles qui ont pu s’y réfugier. Nous y dressons nos tentes pour y passer tout de même la nuit ; me réservant de parcourir les vestiges qui jonchent le sol et qui me paraissent intéressants.
Mais pas un seul habitant n’est demeuré dans ce malheureux pays qui aiguise ma curiosité par des traces d’une civilisation disparue.
Au réveil, je m’empresse de parcourir les ruines nombreuses de cette ville qui a pu compter pas loin de 100.000 habitants au temps de sa prospérité. Au-dessus de la ville morte, j’aperçois un monastère en bon état, Saint-Prodrome ; j’y envoie mon état-major qui s’y installe pendant que j’étudie de nouveau la ville, sans pouvoir comprendre ce qu’elle a pu être autrefois.
En dehors des églises, je ne vois aucun monument digne d’être cité ; je ne distingue que des maisons particulières, des habitations assez soignées. Serait-ce une ville d’eau, une station estivale ? C’est possible ! Un beau ruisseau traverse toute la superficie de la ville, et nous montre des eaux de cristal, d’une limpidité qui incite à y goûter de suite, et à s’y abreuver !…
N’ayant rien d’autre à étudier, je m’adonne aux églises dont le nombre m’a paru être de 23 – mais 2 seulement sont presque intactes et méritent qu’on s’y arrête un instant : elles sont très intéressantes par une série d’icônes, de bois sculptés bien ouvragés, et des peintures innombrables.
Ces œuvres d’art menacées d’une destruction certaine, semblent avoir été travaillées par des Italiens.
Les peintures, quoique naïves, mais d’un goût sûr, représentent des scènes religieuses faciles à reconnaître. En partant du maître-autel, on peut les suivre dans l’ordre du calendrier, telles que nous les montre notre propre calendrier : la circoncision, les cendres, la Passion, la Pâque etc., chaque peinture comporte une ou deux inscriptions en grec, mais malheureusement aucun de nous ne connaît le grec !…. Alors ?
Dans l’autre nef, nous avons les scènes de l’Enfer, indiquant les peines selon le péché commis…
Les « boiseries » bien fouillées, ouvragées et travaillées avec un soin infini, sont réellement remarquables ; toutes en vieux chêne elles sont d’un prix inestimable. Ne pouvant les emporter, je les signale à l’arrière, pour qu’on les sauve en les plaçant dans un musée. Peut-être par leur originalité peut-on les classer à côté de l’art byzantin !…
Les « icônes » ne peuvent non plus être emportés ; toutefois j’en trouve une dans l’embrasure de la sacristie, grand comme un mouchoir de poche, à demi effacé, je m’en empare. Elle est destinée à ta maman, qu’elle mettra dans son salon et qui fera le pendant du tableautin qui s’y trouve déjà.
Je vois par terre de nombreux ouvrages déchirés, tous écrits en grec, mais fortement abîmés…
Il se peut que nous nous trouvions dans une ancienne ville universitaire religieuse et qui en même temps, vu son élévation (1 100 m d’altitude), était une station estivale. » [6]
Les interlocuteurs officiels et les camarades militaires mis à part, l’auteur ne s’attarde pas sur ses contacts personnels avec des « autochtones ». Le « négociant grec », vraisemblablement aroumain, et sa mère de Koritza [auj. Korcë, ar. Curceaua] dont il est question dans la correspondance qui suit (L. du 08.10.1918) font partie des rares exceptions :
« Par ailleurs, j’avais reçu la plus grande hospitalité par mon ancien propriétaire, chez lequel je descendais comme chez moi, Stavro Balaoulis, gros négociant grec de Koritza, parlant bien le français et avec lequel j’aurais plaisir à converser sur la région. J’avais trouvé chez lui quelques renseignements sur Moskopolis que je compte réunir en une plaquette pouvant présenter quelque intérêt.
Madame Balaoulis mère, personne âgée mais encore active et jouissant d’une belle santé physique et morale, était précisément une rescapée de Moskopolis. Je profitais des descriptions qu’elle me donnait par l’intermédiaire de son fils qui traduisait les conversations et relations de sa mère.
J’aimais cette vieille grand-mère dont le costume et les manières simplistes me rappelaient les femmes corses du Niolo et des pays encore primitifs où les mœurs modernes n’ont pas pénétré. Elle savait que je désirais connaître l’historique de son pays de Moskopolis, et faisait pour cela des efforts et des rappels de mémoire de façon à me renseigner le plus possible. Aussi regrettait-elle mon départ, d’autant qu’elle savait Monastir très bombardée. Elle insistait pour que je reste encore une semaine, mais c’était impossible. »
Cependant, ce sont les déplacements saisonniers des Valaques qui l’impressionnent le plus, au point d’en proposer une évocation haute en couleur dans laquelle autant les digressions partant de considérations étymologiques fantaisistes sont hasardeuses, autant la description détaillée de la caravane est précise et inspirée :
« J’éprouve une véritable joie, lorsque je vois passer une caravane de Koutzo-Valaques, qui ne sont pas des inconnus pour moi. Il me semble vivre une scène de la Bible du temps de Salomon ou de David. [7]
On appelle « Koutzo-Valaques » des bergers nomades qui vivent l’été dans les hautes montagnes et l’hiver sur les rives de la mer Égée ou de l’Adriatique.
Comme le nom l’indique « Valachie », Valaque, ce sont des pâtres d’origine roumaine (Valachie) répandus dans toute la péninsule balkanique et qui vivent de leurs troupeaux et avec leurs troupeaux.
La « transhumance » est le mouvement qui consiste à aller de la montagne à la mer et réciproquement deux fois par an, aux approches de la bonne et de la mauvaise saison.
Le mot ou plutôt l’expression Koutzo-Valaque a deux origines que je vais t’expliquer aussi simplement que possible : Koutzo-Valaque venait tout d’abord de ce que Michel Paléologue, empereur de Byzance, avait fait une croisade avec les Valaques, d’où Croce-Valaques ou Koutzo-Valaques.
Mais ce nom vient surtout de l’expression de « koutzo » qui veut dire « boiteux » en grec. C’est une expression méprisante que les Grecs ont infligé à ces pâtres modèles, primitifs et bibliques, qui s’en vont tout doucement, tranquillement, avec leurs troupeaux, nombreux et variés, de la plaine à la montagne, et de celle-ci à celle-là.
Ce préambule terminé, je vais te dépeindre une de ces caravanes qui emportent tout avec elles, car elles n’ont pas de demeure fixe ni ici, ni là-bas. Comme tout groupement humain, il y a des jeunes et des vieux, des hommes et des femmes, des animaux domestiques qui ont une utilité pratique. C’est la vie patriarcale par excellence, où chacun travaille et où chacun se soumet aux ordres, aux conseils donnés par le plus âgé, où le chef de famille, sage et expérimenté qui dirige et guide la caravane, qui conserve les traditions transmises de père en fils, aimé et respecté de toute la communauté.
Aussi toutes les fois que je vois une caravane de Koutzo-Valaques, je m’arrête pour la voir et l’étudier, car il y a toujours quelque chose à apprendre.
Voici d’abord un jeune homme conduisant un âne chargé de tous les ustensiles de cuisine de la communauté. Il est accompagné d’un autre homme plus âgé, mais encore dans la force de l’âge et qui doit être le cuisinier du groupement ; ces deux hommes pressent le pas et stimulent l’âne qui de temps à autre se retourne pour s’assurer que le reste de la caravane les suit. De temps à autre, il brame pour les appeler.
Sur les flancs marchent les troupeaux conduits par de jeunes pâtres qui, aidés par de bons chiens de garde, rameutent les brebis délinquantes ou éclipsées qui suivent péniblement toute la bande. Chèvres et brebis sont mélangées, mais l’élément brebis domine ; de beaux boucs en tête dirigent et éclairent le troupeau, au moyen de grandes clochettes suspendues à leur cou qui tintent par intervalles. De temps en temps, les pâtres tirent de leurs chalumeaux des sons harmonieux pour charmer les brebis qui paissent et repaissent dans des endroits herbeux. Ces moments rappellent les temps virgiliens, les Bucoliques et le toujours regretté André Chénier qui a construit des vers charmants sur ces scènes pastorales.
Chiens et boucs font bonne garde contre les loups nombreux dans cette région.
Nous voyons ensuite une fort belle bande de chevaux, mulets et ânes qui portent le mobilier tout-à-fait primitif de la caravane : tentes pour le bivouac, tapis aux couleurs éclatantes, quelques matelas pour les personnes âgées, ustensiles pour recueillir le lait, tables pliantes etc. constituent un mobilier sommaire que de nombreuses bêtes agiles transportent allègrement.
Un vieil âne porte péniblement la basse-cour : les poules dans une caisse à claire-voie ouvrent un large bec pour demander à boire ; sur le faîte du chargement domine un jeune coq, à la crête rouge, et de temps à autre un sonore coquerico prévient sa famille ailée qu’il est là et fait bonne garde.
Mais le plus drôle, ce fut le spectacle d’un autre âne qui portait deux garçonnets de 5 à 6 ans, dont les têtes seules émergeaient de deux caisses bien attachées sur le bât. Ces deux enfants se faisant face, avec leur tête bien raclées et leurs yeux expressifs, riaient à gorge déployée, quand, effrayé par l’auto, l’âne pris de peur, se dirigea à bride abattue à travers champs à la grande joie des enfants émerveillés. Oui, mais voilà que le bât tourne, et les deux enfants se trouvent suspendus sur les flancs de l’âne, et la tête en bas : on ne riait plus, grand émoi dans la caravane.
Heureusement deux jeunes gens sont accourus et ont replacé le tout dans l’ordre normal.
La marche est fermée par une vieille jument portant probablement la douairière de la communauté qui, armée de ses lunettes, ne perd pas son temps en filant la laine.
Ce spectacle biblique, charmant dans sa simplicité rustique m’émeut chaque fois que je l’aperçois et malgré moi je m’arrête pour en observer la bonne tenue, la sérénité et le calme qui président à l’ordonnancement et à la régularité de la caravane.
Tout le monde m’a paru heureux.
Chevaux, buffles, bœufs et mulets constituent la force motrice des Koutzo-Valaques et l’âne en est l’auto. » (L. du 4.05.1023).
Le fait d’associer les Aroumains aux Roumains s’explique aisément en ce temps à la fois par la parenté linguistique et par le rôle que venait de jouer l’Etat roumain vis-à-vis des Aroumains dans la région. Notre auteur va cependant plus loin en faisant venir les Aroumains de Roumanie. De nos jours encore, dans un pays comme l’Albanie, où les Aroumains sont connus surtout sous le sobriquet de çobanë (du turc « bergers ») on observe cette tendance. Elle peut s’expliquer aussi par le souci de donner un point de départ (et d’attache) national à une population dont d’importants secteurs ont longtemps mené une vie nomade, considérée comme dégradante par les sociétés sédentaires. L’association avec les Roumains et la Roumanie relève d’une approche qui se veut plutôt valorisante, en tout cas sensiblement différente de l’approche courante en Roumanie ou en Grèce, marquée par le souci de faire des Aroumains des Roumains ou des Grecs tout court.
A noter, que pas plus que bien d’autres observateurs ayant « découvert » les Aroumains à un moment ou à un autre, le colonel ne s’attarde pas sur l’écart qui sépare ces Valaques qui, selon lui, détiennent « les plus beaux troupeaux du Pinde » tout en comptant « parmi les populations les plus misérables de la Grèce » (L. du 4.04.1918) de ceux, non moins valaques, qui ont bâti une métropole comme Muscopuli. Plutôt que de transhumance, c’est d’un mode de vie semi-nomade associé à l’élevage extensif assez original qu’il faut parler dans le cas des Aroumains. Ce mode de vie leur a assuré une certaine autonomie par le passé et surtout leur a permis à différents moments de l’époque moderne de connaître dans certaines circonstances historiques une surprenante mobilité sociale grâce à l’artisanat, aux métiers liés au transport, au commerce, etc. [8]
Sur le thème de la mémoire conservée des déplacements en caravane, un film documentaire artistique vient de sortir en première fin mai à Bucarest intitulé Cãrvanea armãneascã réalisé par Pero Tsatsa, de la République de Macédoine, et Constantin Farmazon, de Roumanie.
Entièrement en aroumain, il sera bientôt projeté dans plusieurs villes des Balkans.