Jan 27
Réponse à l’article sur les Hellènes Valaques et « Fara armãneascã »
Rédigée dans un style polémique et allusif, la tribune intitulée « Qui sont les Aroumains et que recherchent-ils par leur propagande : les Hellènes Valaques et Fara armãneascã » signée par Ioannou Averof dans le quotidien grec To Vima daté du 9 juillet 2006 comporte des demi-vérités ou demi-mensonges, des erreurs et surtout des raccourcis malveillants qui appellent plusieurs précisions. On se contentera de les pointer sans entrer dans le détail, l’essentiel étant ailleurs. I. Averof signale l’émergence d’un nationalisme aroumain dans les Balkans qu’il attribue abusivement à un complot. Sa critique des orientations de ce nationalisme n’est pas moins justifiée mais faussée par l’absence de toute critique à l’égard des nationalismes bénéficiant d’un support étatique dans la région [1].
Lire l’article complet dans “Le Courrier des Balkens”.
En grec, « fara » signifie « tribu » alors qu’en aroumain il signifie aussi, par extension, « peuple » . Ceci n’est jamais précisé en sorte que pour le lecteur grec non aroumanophone il s’agit tout au long du texte de la « tribu » et non du « peuple » aroumain, autrement dit d’une tribu qui se prend pour une nation. L’auteur du poème érigé par certains en hymne des Aroumains – poème qui jette l’anathème sur ceux qui abandonnent la langue de leurs parents – est né sujet ottoman à Maloviste et mort citoyen yougoslave dans la même localité, située à proximité de Monastir (auj. Bitola). Son séjour de deux ans à Bucarest où il a tenu un petit restaurant et la place d’intendant qu’il a occupé quelque temps au lycée roumain de Bitola ne font donc pas de C. Belimace (1848-1928), qui écrivait en aroumain, « un instituteur roumain… dont le poème fut traduit en aroumain pour les besoins de la nation ».
Ce ne sont pas deux mille mais quatre mille personnes qui ont participé au meeting de Bucarest le 23 mai 2006 (date anniversaire du décret ottoman de 1905 sur le millet valaque) pour demander le statut de minorité nationale pour les Aroumains en Roumanie [2]. Les associations fédérées au sein de la Fara armãneascã comptent quelque sept mille adhérents. Les chiffres proviennent de la presse roumaine, défavorable à cette initiative. Précisons qu’au recensement de 2002, 26.387 personnes se sont déclarées aroumains, dont 14.258 ont déclaré l’aroumain comme première langue. La communauté aroumaine en Roumanie s’élèverait à quelque cent mille personnes. Elles ne sont pas toutes issues des familles arrivées pendant la période 1924-1932 pour coloniser la Dobroudja du Sud.
Il n’y a rien d’étonnant à ce que dans un pays où l’extrême droite a recueilli un quart des suffrages aux élections de 1937 on compte parmi les fascistes des Aroumains. D’autres étaient libéraux, agrariens ou communistes. Se focaliser sur les premiers, en raison de la mythologie qu’ils ont alimenté souvent pour des raisons qui les dépassaient, signifie ouvrir la voie aux raccourcis les plus déroutants. En effet, I. Averof attribue le renouveau aroumain auquel on assiste dans les Balkans depuis la restauration de la liberté d’expression et d’association dans les années 1990 à un complot ourdi par les vieux fascistes des années 1930. C’est un peu court comme explication.
A vrai dire, le renouveau aroumain en Grèce précède celui qui a eu lieu dans les anciens Etats communistes, bien qu’il soit d’une tout autre nature. Dès les années 1980, on y assiste à une multiplication sensible du nombre des associations et des manifestations publiques valaques qui s’accompagne d’une affirmation de plus en plus accentuée de l’appartenance au monde grec des participants. Dans les autres pays, le renouveau culturel a donné lieu également à une affirmation identitaire autonome et parfois à des revendications d’ordre national. Le phénomène est nouveau parce que l’Etat roumain n’y est pour rien et que son rôle pendant la période où il finançait les écoles roumaines (entre 1864 et 1913 dans le territoire sous administration ottomane, puis 1945 en Grèce) est critiqué.
On arrive ainsi à l’essentiel de la tribune de I. Averof qui mérite d’être saluée pour deux raisons : il prend acte du changement sur le plan national survenu ces dernières années parmi une partie des Aroumains et avance une critique du nationalisme aroumain. Les réserves que l’on peut émettre portent sur le ton adopté, les explications fournies et les conclusions tirées.
D’une part, le nationalisme aroumain est attribué exclusivement à la propagande aroumaine, propagande dénoncée dans les mêmes termes que ceux utilisées jusqu’à une date récente en Grèce pour dénoncer la propagande roumaine, alors que de son propre aveu la différence est de taille : de nos jours, en Roumanie de nombreux Aroumains s’estiment différents et demandent un statut national à part.
D’autre part, sa critique du nationalisme aroumain pose problème parce qu’il ne va pas jusqu’au bout du raisonnement affiché. Disons-le clairement : cette critique est à bien des égards justifiée, tout au moins du point de vue du rédacteur de ce texte, un point de vue qui n’est pas isolé parmi ceux qui participent de nos jours au renouveau aroumain dans le cadre européen. Oui, dans les Balkans, « on préfère le mythe ensorceleur et flatteur, alors que la connaissance et l’autoconnaissance sont souvent douloureuses », et les Aroumains ne font pas exception à cette règle. En effet, « ce n’est pas l’origine qui a déterminé l’évolution historique, mais bien au contraire l’évolution historique qui a donné naissance à la problématique de l’origine ». Ceci vaut d’ailleurs pour toutes les composantes nationales du Sud-Est européen. La référence au soleil de Vergina est emblématique. Evidemment, Fara armãneascã ne dit pas que les Aroumains sont « les seuls descendants authentiques de Macédoniens de l’Antiquité, qui n’étaient pas des Grecs », comme l’affirme I. Averof, mais bien de ses membres le pensent intérieurement, et nous sommes là au cœur du nationalisme dans ses manifestations les plus ridicules et détestables : la confiscation d’un lointain passé commun et le rejet des autres prétendants légitimes ou non. Faut-il encore rappeler que les travaux scientifiques sérieux ne sauraient se prononcer avec certitude dans un sens ou dans l’autre et que leurs auteurs sont réduits à des hypothèses plus ou moins vraisemblables ? « A l’instar de tous les nationalismes, la mythologie aroumaine moderne formule une théorie homogène afin de justifier des objectifs nationaux et politiques », affirme à juste titre I. Averof. Mais qu’en est-il des autres nationalismes, sans doute plus anciens, et dont la vivacité dans les Balkans n’est plus à rappeler.
A vrai dire, les arguments cités plus haut qui justifient la condamnation du nationalisme aroumain valent aussi pour tous les autres nationalismes, à commencer par ceux qui bénéficient d’un support étatique. Cela ne rentre guère en ligne de compte dans le discours de I. Averof. Il qualifie la propagande nationale aroumaine de sous-produit, dans le contexte postcommuniste, sans se donner la peine de s’interroger sur le « produit ». Or le produit a un nom, c’est le nationalisme roumain, grec, albanais et macédonien slave. Pas plus que I. Averof, je ne saurais me prononcer sur ce qu’il appelle le sentiment national aroumain. Ce à quoi nous avons affaire en ce tournant du siècle c’est plutôt à l’affirmation sous des formes multiples et parfois confuses d’un particularisme qui a été mis à mal par les idéologies nationales qui l’on emporté dans la région. « Vous êtes des nôtres, mais oubliez vos différences ! » dit-on en substance depuis un bon moment aux Aroumains. Face à cette injonction généreuse mais conditionnelle, qui combine inclusion et exclusion, le choix a longtemps été restreint. L’évolution à laquelle on assiste ces derniers temps est contradictoire d’un pays à l’autre mais témoigne d’une même propension à manifester un particularisme trop souvent ignoré, caché, déformé. En Grèce, les Valaques ont acquis une certaine visibilité et respectabilité moyennant un riche activisme culturel (à l’occasion notamment des Rencontres valaques) doublé du rappel insistant de leur appartenance à la nation grecque, tandis qu’en Roumanie ils ont créé la surprise en coupant les ponts avec celle qui passait naguère pour leur mère patrie.
La situation actuelle dans les Balkans ne semble pas justifier les inquiétudes de I. Averof qui voit dans le nationalisme aroumain un facteur de « raidissement de l’atmosphère ». Plus préoccupante, en revanche, serait la perspective d’un raidissement du renouveau identitaire et culturel aroumain dans un nationalisme, forcément borné : aroumain chez certains Aroumains, grec, roumain, macédonien slave ou albanais chez leurs contradicteurs selon le pays où ils vivent. Quelles sont de nos jours les voies du renouveau aroumain ? Une chose est certaine, elles varient d’un contexte à l’autre. Dans les anciens pays communistes, dont la Constitution accorde le statut de minorité nationale à des groupes parfois moins nombreux que les Aroumains, les démarches pour obtenir un tel statut semblent inévitables. Il a déjà été obtenu dans l’ancienne république yougoslave de Macédoine, la démarche est en cours en Roumanie tandis que des revendications du même ordre ont été récemment formulées en Albanie où ils sont reconnus uniquement comme groupe ethnique [3]. Par contre, il serait absurde d’envisager une telle démarche en Grèce, dont la Constitution, nettement plus ancienne, ne prévoit pas de dispositions particulières pour les minorités. Une évolution positive est cependant parfaitement envisageable dans ce pays dans le cadre européen. Par exemple, dans un pays comme la France, dont la Constitution ne prévoit pas non plus des dispositions pour les minorités et leurs langues, les cultures régionales basque, alsacienne ou bretonne ont connu un essor remarquable ces dernières décennies. Une telle évolution a d’ailleurs été bien entamée en Grèce, comme en témoignent non seulement le succès des spectacles folkloriques et musicaux mais aussi la multiplication des recherches et des études sur les Valaques. Encore faudrait-il, pour que des progrès plus substantiels soient réalisés, dépasser les tabous qui pèsent sur le débat public, cesser de concevoir l’histoire et la politique comme pur résultat des conspirations occultes et se donner les moyens pour instaurer un climat de détente. Malheureusement, ce n’est pas à cela que I. Averof semble s’employer.
En fin de compte, il rejoint la position des nationalistes roumains d’origine aroumaine qui affirment que les Aroumains qui vivent en Roumanie sont roumains. En effet, en Grèce les Aroumains sont grecs, en Albanie albanais et ainsi de suite. Mais encore ? Une analyse plus fouillée et plus compréhensive des réalités balkaniques permettrait de ne pas en rester à cette vérité de La Palice.
[1] Lire Qui sont les Aroumains et que recherchent-ils par leur propagande : les Hellènes Valaques et « Fara armãneascã »
[2] Lire Les Aroumains de Roumanie manifestent à Bucarest.
[3] Aux termes d’une enquête ethnographique réalisée en 2003, il y aurait en Albanie 139.065 Aroumains. Ils constitueraient, selon la presse albanaise qui s’est fait l’écho de l’enquête (Dita, 5 mai 2003 et Panorama, 21 mai 2003), le premier groupe ethniquement non albanais dans ce pays (Lire Quelle place pour les Aroumain d’Albanie.
Mise en ligne : jeudi 21 septembre 2006 – Par Nicolas Trifon