Feb 11
Les Romaïoi, les Romanoi et les Valaques selon J.-R. Trochet
Avec De l’Empire à la tribu, Jean-René Trochet inaugurait en 2016 une série de recherches érudites sur les survivants de l’ordre romain dans une zone située en Dalmatie méridionale et en Albanie du Nord qu’il étend à l’ensemble des Balkans et au-delà dans Les Romains après Rome paru en septembre 2022 chez Armand Colin.A l’origine de cet intérêt, un article du Courrier international sur la persistance dans les contrées de montagne restées tribales jusqu’au début du XXe siècle au nord de l’Albanie de la vengeance familiale dont, de surcroît, les protagonistes étaient en grande partie catholiques.
Intrigué par cette survivance alors qu’en Europe catholique les derniers cas de ce type, en Irlande, disparaissent au VIIIe siècle, il procède à une analyse tout en finesse de ce qui pouvait encore relever de la romanité au lendemain des invasions avaro-slaves en se concentrant sur l’ensemble urbain qui a pu se maintenir autour du lac Skodra entre les VIe-VIIe siècles et la fin du Moyen Âge. Mi-côtière, mi-intérieure, donc en rapport constant avec les sociétés agro-pastorales des montagnes, cette romanité urbaine se distinguait à la fois de la romanité dalmate, presque exclusivement côtière, et des « communes albano-épirotes » au sud de Durazzo (Durrës).
Un intérêt particulier est porté par l’auteur au rôle du semi-nomadisme pastoral itinérant valaque au sein des « communes albano-épirotes ». S’agissant d’un « genre de vie » qui s’est maintenu jusqu’au XXe siècle chez les Valaques, cela permet d’entrevoir par analogie certains liens qui pouvaient se tisser entre les villes ayant conservé une population romane en Albanie du Nord et la population des montagnes environnantes, même si cette dernière ne pratiquait qu’une sorte de transhumance, dans un périmètre limité qui lui permettait de maintenir le contact avec les gens des villes et faire des échanges avec eux. Mais encore ? L’autre trait des Valaques est l’usage d’une langue issue du latin populaire. Quelle place pouvaient-ils occuper au juste au sein de la romanité qui a survécu à la chute de Rome et aux désordres qui s’en sont suivis ? Les lecteurs qui auraient été frustrés par l’absence d’une réponse satisfaisante à cette question pourront s’estimer comblés par le nouveau livre de J.-R. Trochet qui est tout aussi dense mais plus facile à suivre que le précédent.
Les Romaïoi, les Romanoi et les Valaques
Parmi les Romains après Rome, tels qu’ils se donnent à voir par les traces qu’ils ont laissées, J.-R. Trochet distingue plusieurs catégories traitées séparément puis mises en regard dans son livre. D’une part, il y a ceux que l’on retrouve à l’Ouest et qui seront à l’origine des féodalités européennes fondées sur le droit romain, puis les Romanoi, les Latins sur la côte dalmate par exemple dont la langue romane cédera la place au vénitien puis au croate. D’autre part, dans les Balkans, il y a les Romaïoi qui prendront le relais des institutions romaines dans le cadre de l’Empire byzantin et les Valaques. La romanité byzantine finira par acquérir plus tard un caractère paradoxal puisque ses représentants sont hellénophones, la langue de l’administration, de prédication, de haute culture est le grec, ce qui ne remet pas en cause, précise l’auteur, leur légitimité comme héritiers de l’Empire romain. Enfin, pour ce qui est des Valaques, s’ils font partie eux aussi des « Romains après Rome », leur destin semble correspondre, pendant une longue période, à celui suggéré par le titre du premier livre : De l’Empire à la tribu.
A partir des sources existantes sur les Valaques, notamment byzantines, rares, éparses et se prêtant parfois à de multiples interprétations comme le faisait remarquer avec regret le byzantiniste Petre Năsturel[1], J.-R. Trochet propose une ample mise en récit de leur odyssée. Son récit est novateur et passionnant en raison du recours à propos tant des Valaques que des autres populations qu’ils côtoient aux catégories de la géographie historique, domaine dans lequel il excelle. Des notions telles que « genre de vie », « communauté ou société locale », mais aussi « niches écologiques », « pays » ou « contrés », permettent au lecteur attentif de s’immerger dans les déplacements parfois erratiques des Valaques, dans leur relation privilégiée avec la montagne, dans leur position longtemps en retrait par rapport aux structures politiques et religieuses ou encore dans leurs « valachies » plus ou moins éphémères et aux contours incertains. Ces dernières, l’historien Nicolae Iorga les avait appelées « romania populaires » comme pour annoncer la Valachie avec majuscule dite en roumain « Ţara românească » (pays roumain)[2] qui s’affirmera plus tard au nord du Danube.
Par « Valaques », l’auteur entend : « un ensemble (de) populations romanophones ayant vécu – et vivant toujours – en Europe orientale et issues en partie de la décomposition de l’Empire d’Orient dans les Balkans du Ve au VIIe siècle » (p. 9). Sur la quatrième de couverture, il est question de « Rumani et Arumanilatinophones des Balkans nommés le plus souvent Valaques ». Cette forme, que je rencontre ici pour la première fois, semble forgée pour désigner les Aroumains à partir des endonymes Rrâmânji et Armânji, à moins que Rumani ne fasse référence aux Roumains.
Les Valaques et/c’est-à-dire les pasteurs des Romains
L’existence de populations romanophones en Pannonie à la fin du IXe siècle est signalée dans Gesta hungarorum rédigée trois siècles plus tard par un auteur anonyme du temps de Bela III qui raconte l’épopée de la dynastie fondatrice de la monarchie hongroise. S’agissant d’un écrit à la gloire des faits d’armes des ancêtres du souverain, la véracité de certaines informations véhiculées a été souvent contestée. A l’arrivée des Hongrois, ce pays est présenté dans le texte ainsi : « quam terram habitarent sclavi bulgari et blachii ac pastores romanorum » (une terre où habitaient des Slaves, des Bulgares, des Valaques et des pasteurs des Romains). Les interprétations divergent selon que le « ac » latin a valeur copulative (« et ») ou explicative (« c’est-à-dire »). Après avoir passé en revue plusieurs d’entre elles et relevé leurs points faibles, J.-R. Truchet avance sa propre interprétation. Il ne faut pas se limiter à ce passage mais aller plus loin, notamment lorsqu’il y est question du chef valaque Gelu qualifié de dux blahorum, et des romani principes auxquels appartenaient les troupeaux des pastores romanorum. « Les romani principes ne pouvaient être que des princes roumains, l’auteur de la Gesta hungarorum ayant utilisé à la fois l’ethnonyme (Valaques) et l’endonyme (Romains) pour désigner cette population et ses dirigeants », conclut J.-R. Truchet qui enchaîne : « La Gesta hungarorumserait par conséquent le premier texte à faire une allusion directe aux Roumains et aux Valaques dans l’histoire, présentés comme représentants d’un même peuple » (pp. 92-93).
Des Romains et Valaques aux Roumains tout court
L’avenir décidera du sort de cette interprétation, séduisante par certains côtés. Pour ma part, je me contenterai d’émettre quelques doutes sur le bien-fondé du fait de passer aussi vite des « Romains » et « Valaques » aux « Roumains » et, surtout, de parler d’« un même peuple ». L’étendue de l’espace dans lequel les Valaques sont attestés en ce temps est en effet considérable et leur éparpillement l’est encore plus. Parler d’un tout alors qu’il s’agit d’une reconstitution à partir de fragments épars se prêtant à des déductions astucieuses mais parfois aléatoires, devancer l’entrée dans l’Histoire des Roumains moyennant des démonstrations savantes mais pas forcément étayées par des preuves suffisantes n’est pas toujours un exercice innocent et peut avoir une visée politique. Tel n’est évidemment pas le but recherché par J.-R. Trochet dans ses projections à partir du genre de vie des sociétés ou communautés locales. « L’ouvrage ne consacre pas de développements aux principautés roumaines de la fin du Moyen Age, et (…) la prise en compte des langues dérivées du latin en Europe orientale n’entre pas dans son cadre », nous avertit-il (p. 10). Mais nous n’avons pas moins là affaire à une tendance constante en Roumanie y compris parmi certains historiens de haut niveau qui estiment accomplir leur devoir en participant à l’édification de l’histoire nationale de leur pays moyennant des raccourcis douteux en fin de compte[3].
L’essentialisation des Romains
« Les Romains dont nous parlerons ci-dessous ne sont pas les Romains plus ou moins métaphorisés de la pensée politique européenne. Ce sont des Romains bien réels… », nous avertit J.-R. Trochet dans son introduction (p. 5) en rappelant plus loin « le processus de métaphorisation ou d’essentialisation des Romains qui se développera dans la philosophie politique occidentale à partir de la Renaissance » (p. 55). De la même façon, pourrait-on faire remarquer, la référence parfaitement justifiée a priori à Rome, aux Romains, à la latinité et à la romanité des Roumains aura fait l’objet d’un processus d’essentialisation intense depuis notamment la formation de leur Etat moderne au milieu du XIXe siècle. Et c’est à ce titre qu’elle constitue jusqu’à nos jours un des fondements de la pensée politique roumaine. Mais là, c’est un tout autre sujet qui mériterait un traitement à part.
Nicolas Trifon, janvier 2023
Biblio : De l’Empire à la tribu : Etat, villes, montagnes en Albanie du Nord (VIe-XVe siècle), 325 p. est paru aux éditions PUBS, en 2016, Les Romains après Rome : sociétés, territoires, identités (Ve-XVe siècle), 223 p., est paru aux éditions Armand Colin en 2022. Jean-René Tronchet est professeur émérite à l’Université Paris -Sorbonne
[1] « Les Valaques de l’espace byzantin et bulgare jusqu’à la conquête ottomane », dans Cahier d’étude des civilisations de l’Europe centrale et du Sud-Est, n° 8, présentation Georges Castellan, pp. 47-81, Paris, 1990.
[2] « ‘’Romania’’ danubienne et les Barbares au VIe siècle » in Revue belge de philologie et d’histoire, III, 1924, n° 1, pp. 35-50.
[3] On peut citer à ce propos l’étude de l’historien Stelian Brezeanu sur les « villes désertées » de la rive droite du Dniestr. J.-R. Trochet lui-même s’y appuie dans sa démonstration (pp. 93-94). Erigées comme avant-postes par les Romains au IIe siècle, ces villes auraient été détruites par les Proto-Bulgares vers 680. Constantin le Porphyrogénète les signale brièvement, en ruines et parsemées de quelques croix, au milieu du Xe siècle. L’analyse fouillée de la situation complexe qui s’ensuivit, analyse dans laquelle il est question davantage des Petchénègues et des Coumans que des « Roumains », conduit l’historien roumain à une conclusion sans appel : « La toponymie de la Moldavie méridionale du début du Xe siècle prouve, sans conteste, l’existence d’une large toile de population roumaine ou d’un noyau de conservation et, plus tard, d’expansion démographique de l’élément roumain. Ou, peut-être plus exactement, d’un ‘’pays roumain’’ (taillé) en roche archaïque, fondé sur la communauté de droit que nous retrouverons plus tard dans les formules ‘’lois du pays’’, ‘’loi roumaine’’ ou ‘’jus valachicum’’, comme dans beaucoup d’autres ’’pays roumains’’. Son existence s’appuie sur des sources historiques, linguistiques et archéologiques… » (« Toponimy and ethnic realities at the lower Danube in the 10th century : the « deserted cities in the Constantin Porphyrogenitus De administrando imperio », Annuario. Istituto romeno di cultura e ricerca umanistica, 4, 2002, pp. 19-46.)
19 February 2023 à 9:57 pm
Petites précisions. L’équivalence synchronique parfaite, sur le plan étymologique, sémantique et ethnonymique, entre l’endonyme de Roumain (Rumân, Român, etc.) et l’héxonyme de Valaque (avec ses différentes graphies) est amplement documenté et point n’est besoin aujourd’hui de démontrer qu’ils ne sont autres, dans la réalité historique, que les deux attributs fondamentaux d’un même soubassement substantiel. En termes plus nets, il n’existe, entre ces deux noms, aucun rapport de succession chronologique et il n’est, par conséquent, pas très juste de reprocher à M. Trochet, un peu à la façon des auteurs nationalistes hongrois (surtout), russes et autres ukrainiens de naguère et même d’aujourd’hui, de passer trop vite des Valaques (qui n’auraient été qu’un vague agrégat nominal au gré de ces auteurs propagandistes) aux Roumains. Du reste, à trop vouloir analyser les discours et les actes d’énonciation, on risque fort d’oublier parfois les référents extralinguistiques, pour ne plus voir partout que des simples conventions de language (aussi suspectes que controuvées) à déconstruire.
Pour ce qui est des Latins de ces féodalités Ouest-européennes (issues de la décomposition des royaumes romano-germaniques) prétenduement sculptées et façonées dans leur essence par le droit romain (codifé et compilé tout de même dans l’Orient romain et romano-byzantin, de Théodose II à l’Hexabible en passant par Justinien, les Basiliques des Macédoniens, etc.), gardons nous bien d’oublier tout de même que le grand renouveau de ce droit en Occident (redécouverte, réintroduction dans les pratiques, étude doctrinale systématique, etc.) fut conçu par la Réforme grégorienne (dite aussi Révolution papale) comme un moyen de corriger (notamment) les excès et les travers desdites féodalités (fondées davantage jusqu’alors sur le droit coutumier et la faide).
19 February 2023 à 10:04 pm
erratum : …amplement documentée…
21 February 2023 à 10:17 am
A y bien songer, on pourrait aussi bien, au nom de ces mêmes principes si chers notamment au “Linguistic turn”, reprocher aux nombreux auteurs qui embrassent l’histoire des Aroumains de devancer encore plus abusivement, de presque neuf siècles cette fois, l’entrée des Aroumains dans l’Histoire en passant, encore bien plus vite donc dans leur cas, des Valaques aux Aroumains. C’est que, comme chacun sait, l’endonyme des Aroumains n’apparait dans les sources écrites (et d’ailleurs uniquement dans sa variante occidentale “ionienno-adriatico-dévollienne”, sans le “a” prothétique) qu’à l’extrême fin du XVIII siècle et au début du siècle suivant…
La variante plus orientale et méridionale, pourvue du “a”prothétique (propre surtout à ceux originaires du Pinde, du Grammos, etc.), n’apparait, quant à elle, dans les sources écrites qu’à l’extrême fin du XIX siècle, c’est vous dire…
En appliquant avec zèle, dévouement et obstination aveugle lesdits principes du “tournant linguistique”, d’aucuns auront tôt fait de considérer donc que les Aroumains n’existent pas historiquement avant fin du XVIII siècle…Quel paradoxe tout de même lorsqu’on songe au gout très prononcé et intense, jusqu’à l’absurde, de certains Aroumains actuels (notamment parmi les tenants du mouvement aroumain issus de cette nébuleuse roumano-aroumaine de l’exil dont ils peinent parfois à s’émanciper) pour la profondeur généalogique et historico-chronologique ! l’Effet boomerang serait total.