Aug 29

Noi, poetsljii a populiloru njits… 2007-2021

Catégorie : Habari/NewsEditeur @ 12:44 pm

La situation singulière des écrivains aroumains est mise en lumière de manière fort suggestive dans le panorama dressé par Gheorghe Carageani en 1990. Il distingue et illustre trois cas de figure récurrents parmi les auteurs ayant produit de oeuvres de fiction. D’abord, ceux qui ont écrit dans la langue du pays où ils vivaient : en grec, en serbe, en roumain… Ensuite ceux qui ont écrit à la fois dans la langue du pays où ils vivaient et en aroumain. Enfin, ceux qui ont écrit surtout ou seulement en aroumain… (extrait de la Postface)

Deux choses ressortent de ce bilan de G. Carageani[1], aussi exhaustif que les données disponibles le permettaient. Nombre des auteurs relevant de la deuxième et troisième catégories sont passés par les écoles roumaines implantées dans les Balkans entre 1864 et 1913 (et dans une moindre mesure jusqu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale), ont suivi ensuite un cursus universitaire en Roumanie, ont vécu un certain temps dans ce pays ou s’y sont installés. Dans le même temps, il y a une unité thématique dans leur production en aroumain autour d’une référence commune au territoire dont certains sont originaires et où d’autres ont vécu et vivent comme la plupart des Aroumains jusqu’à nos jours. A cheval sur les quatre Etats qui ont pris le relais de l’Empire ottoman dans la région, ce territoire est excentré par rapport à la Roumanie. Entre les deux, il y a la Bulgarie et la Serbie. Nous avons affaire à deux mondes distincts à bien des égards, non seulement d’un point de vue géographique mais aussi historique et civilisationnel. Qu’est-ce donc que la littérature aroumaine ?

“ La séparation totale des Aroumains par rapport à leurs frères dacoroumains pendant presque mille ans et leur position géographique justifient pleinement la reconnaissance du statut autonome de leur littérature ”, fait remarquer G. Carageani, qui est le premier à aborder de front ce problème. Mais sa position est formelle : la littérature dialectale aroumaine, “ extraterritoriale ”, précise-t-il par ailleurs[2], est partie intégrante de la littérature roumaine. “ Est ” ou plutôt “ devrait être ” puisque G. Carageani s’inquiète du peu d’intérêt accordé par les historiens de la littérature roumaine à cet aspect. Il plaide dans ce sens avec d’autant plus d’ardeur que la création poétique des auteurs aroumains récents témoigne selon lui d’une vitalité prometteuse. Autrement dit, à ses yeux, hors du champ roumain, le siècle écoulé de littérature aroumaine écrite risque de tomber dans l’oubli tandis que les auteurs actuels et à venir se retrouveraient privés de l’audience qu’ils méritent. 

La présente anthologie semble apporter un sérieux démenti à cette vision des choses tant pour ce qui est du présent et de l’avenir de la littérature aroumaine que pour son passé. Parmi les auteurs qui y figurent certains étaient déjà recensés par G. Carageani, d’autres pas. Pour ce qui est des nouveaux venus, il s’agit soit d’auteurs de Roumanie, appartenant à la troisième génération de ceux qui se sont installés dans ce pays, soit de jeunes auteurs écrivant en aroumain en Albanie, en République de Macédoine ou en Bulgarie, pays où depuis une bonne décennie fleurissent des publications aroumaines. Dans un cas comme dans l’autre, leur rattachement à la littérature roumaine serait à bien des égards déplacé sinon abusif et difficile à accepter pour eux. D’autant plus qu’il s’agirait d’une “ subordination ”, selon les propres mots de G. Carageani qui considère que l’aroumain est un dialecte de la langue roumaine. Pour éviter tout malentendu, il utilise d’ailleurs systématiquement le syntagme “ littérature dialectale ”. L’éclosion des lettres aroumaines à laquelle on assiste notamment depuis 1990, l’année de la rédaction du texte de G. Carageani, marque sans doute un tournant. Pour la première fois depuis l’établissement des Etats nations dans les Balkans on écrit, on publie en aroumain simultanément dans plusieurs pays.

Ce tournant permet aussi d’envisager sous un angle différent le passé de la littérature aroumaine, et de considérer qu’en fin de compte les Aroumains ont cultivé leur langue chaque fois que les conditions l’ont permis : pendant la période des écoles roumaines, puis en Roumanie, en mettant à profit la marge de manoeuvre qui leur était concédée et le capital de sympathie dont ils jouissaient de par leur position d’avant-poste du roumanisme sub-danubien ; aujourd’hui, dans les pays où l’implosion du communisme s’est traduite par des modifications de la configuration étatique (déclaration d’indépendance de la République ex-yougoslave de Macédoine) et par la restauration des droits d’association et d’expression auparavant bafoués. L’existence de ces droits n’est cependant pas une condition suffisante, ni même indispensable, pour que les Aroumains puissent exister publiquement, leur position par rapport à la nation majoritaire, l’intérêt ou les craintes qu’ils peuvent représenter à ses yeux, pouvant jouer un rôle décisif. Dans la Roumanie communiste, qui avait fermé les dernières écoles roumaines en Grèce, des dictionnaires, des ouvrages de linguistique et des anthologies littéraires aroumaines de haut niveau ont pu voir le jour[3]. Tel n’était pas le cas en Grèce, quel que fût le régime politique en place : monarchiste, parlementaire ou dictatorial. L’implantation des écoles roumaines dans les régions sous administration ottomane qui allaient être rattachées à la Grèce en 1913 n’est pas la seule raison. En Grèce du Nord, l’élément aroumain avait un poids non négligeable, tout au moins jusqu’à l’arrivée massive des réfugiés d’Asie mineure en 1923 et a joué un rôle clef dans la construction de la nation moderne dans ce pays. La fidélité à l’Eglise grecque orthodoxe et l’adhésion à l’hellénisme de nombre d’entre eux rendaient les Aroumains très proches des Grecs, au point de faire figure parfois, en pays slave et albanais, de fer de lance du nationalisme grec. Proches, mais distincts, pour ce qui est de la langue notamment, ce qui explique la suspicion dont ils allaient faire l’objet. Les pressions subies depuis le milieu du XIXe siècle jusqu’à une date récente, avec des pics en temps de guerre et de dictature, en raison de leur différence explique leur situation dans ce pays. Tôt ou tard, nombre d’entre eux ont fini par intérioriser le statut ambigu qui leur était octroyé. Les changements, parfois importants, survenus depuis l’entrée du pays dans la Communauté européenne ne se sont pas traduits par un renversement de la tendance générale. L’idée même d’enseigner l’aroumain, d’écrire dans cette langue, demeure un tabou, y compris parmi certains d’entre eux[4].

Pourquoi écrit-on dans une langue en perte de vitesse, ne bénéficiant ni de statut ni de support conséquent, parlée par si peu de personnes dispersées de surcroît aux quatre coins des Balkans ? Je me suis posé à maintes reprises cette question tout au long du travail de traduction que j’ai été amené à entreprendre, un travail à la fois pénible, s’agissant d’une poésie souvent concise, elliptique et procédant par allusions, et réjouissant, parce qu’elle renvoie à des sentiments, des sensations, des nuances d’un monde souvent secret, qui ne se livre pas d’ordinaire, un monde qui n’était que partiellement le mien mais que je faisais mien en y pénétrant et en l’explorant[5]. Chaque fois, une même réponse, d’une simplicité désarmante, me venait à l’esprit. Indépendamment de toute considération relevant du choix, qui suppose une multitude de possibilités, ou du pari, qui implique une distance, les auteurs de ces poésies semblent chercher avant tout à assouvir un besoin d’introspection, d’expression et de communion qui ne saurait être satisfait autrement, dans une autre langue, en s’adressant à un autre public. Ce qu’ils disent en aroumain, ils ne l’auraient pas dit en albanais, en macédonien slave ou en roumain, des langues qu’ils maîtriseraient très bien, puisqu’ils sont amenés à les utiliser plus souvent que la leur. En écrivant dans une autre langue que l’aroumain, ce qui est le cas de certains d’entre eux, ils parleraient forcément d’autre chose. 

La plupart d’entre eux ont été partie prenante, d’une manière ou d’une autre, du renouveau aroumain de ces derniers temps, comme en témoignent l’importance qu’ils accordent à l’interrogation, parfois aux accents autocritiques, sur l’identité aroumaine, leur souci de s’inscrire dans une continuité en renouant avec un passé fondateur qui relève davantage de la légende que de l’histoire et en évoquant un mode de vie révolu mais présent dans les mémoires ou encore le traitement qu’ils réservent à l’actualité du combat pour la langue et la culture aroumaines. La multiplication soudaine des manifestations publiques des Aroumains, spectaculaires en raison de leur caractère inattendu et de leur ampleur, la formulation de revendications de plus en plus précises, à caractère politique parfois, l’irruption dans le débat médiatique d’une problématique longtemps ignorée ou laissée pour compte, traitée d’une manière suffisamment polémique pour décourager ceux qui essayaient de suivre le raisonnement des participants, ont pris de court bien des observateurs et des analystes. Les explications malveillantes n’ont donc pas manqué de s’insinuer : Et si tout ce mouvement n’était qu’une énorme mise en scène orchestrée par une poignée d’individus au profit de leurs propres ambitions et intérêts financiers et politiques ?

La présente anthologie apporte un démenti cinglant à ce genre d’accusations portées contre un mouvement dont les poètes répertoriés garantissent, si besoin était, l’authenticité.

Il y a, enfin, un troisième point sur lequel cette anthologie apporte un démenti : le monopole accordé à l’Etat roumain en matière d’ “ affaires ” aroumaines. Elle paraît en Belgique, le monde aroumain s’ouvre ainsi pour la première fois à un public occidental, signifie sa présence dans le circuit européen, un circuit appelé à donner leur chance à tous ceux, petits et grands, qui s’y engagent avec détermination.

Nicolas Trifon, Postface à Nous, les poètes des petits peuples : poèmes en macédonaroumain (aroumain), Charleroi (Belgique) : édition micRomania, 2007, pp. 312-317.


[1] Gheorghe Carageani, “ Scrittori aromeni (macedoromeni) : quale leteratura, quale futuro ? ”, dans Letterature di frontiera = Littératures frontalières, anno I, n° 2, Rome, 1991, p. 131-151. La revue reprend les actes d’un colloque qui a eu lieu du 28 sept. au 1er oct. 1990 à Trieste.

[2] “ Sulla sopravvivenza e la vitalita del’aromeno ” dans Isole linguistiche e culturali, Udine, 1988, p. 175-197. Plusieurs contributions de cet auteur, qui fait preuve dans ses écrits d’une extrême rigueur et précision, ont été traduites en roumain dans le volume intitulé Studii aromâne, préf. Nicolae-Serban Tanasoca, Bucarest, 1999.

[3] Deux grandes anthologies de poésie et de prose ont notamment été éditées en version bilingue dans les années 1970 par Kira Iorgoveanu-Mantsu et Hristu Cândroveanu.

[4] Les nombreux travaux de laographie réalisés depuis plus d’un siècle en Grèce ont mis en valeur les traditions aroumaines comme culture régionale grecque, en escamotant autant que possible tout ce qui avait trait à la langue aroumaine. On a par exemple privilégié les chants valaques en grec à ceux en aroumain. En fait, il s’agit d’une culture régionale aroumaine (ou valaque) de Grèce, aujourd’hui très vivante et bien visible, mais dont l’aspect linguistique, somme toute central, continue à être mis au second plan. Dernièrement, des enquêtes d’envergure ont été menées, notamment par Zoe Papazisi-Papathéodorou, pour constituer des archives orales de la mémoire aroumaine. Précisons, par ailleurs, que des cassettes et des CD en aroumain circulent dans ce pays et rencontrent un succès notable. Parmi les chanteurs on trouve de véritables poètes, tels Steryiu Dardaculi ou Yorgos Maneka.

[5] Je dois exprimer ma vive reconnaissance à Kira Iorgulescu-Mantsu pour au moins deux raisons. D’une part, parce que grâce à elle j’ai pénétré dans un monde qui m’était peu familier, celui de la poésie, et, d’autre part, parce que sans son concours je n’aurais pas pu mener à bien la traduction des poèmes que j’ai entreprise pour l’anthologie.

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